En 2020-21, l’hiver à Paris ne fut semblable à aucun autre. Sans cafés, sans restaurants, sans musées, sans le réconfort d’un vin chaud ou d’un crême, était-ce encore Paris ? Ce qui fait cet hiver si désespérant, c’est sans doute le jeu pervers de menaces incessamment répétées d’un nouveau confinement, dont on nous laisse entendre qu’il serait “serré”. Comme si nous n’étions pas déjà étranglés entre un virus bien réel et les mesures restrictives qui empêchent tout projet, qui altèrent notre notion du temps et qui compromettent durablement notre lien social. Mais ces menaces, loin de souder les hommes, suscitent divisions, dépression, exaspération, révolte. Pour conjurer la tristesse et la morosité qui étreignaient les rues et les coeurs, j’ai photographié mes déambulations dans les quartiers que j’aime. Je n’ai pas photographié pour ce livre les passants masqués, les vitrines des commerces en faillite, les bistrots fermés mais au contraire la Seine et ses ponts, des parcs et quelques rues qui me donnent “de profonds enchantements”. “Solvitur acris hiems grata vice veris et Favoni”, revoici le printemps, l’âpre hiver s’adoucit au souffle du Favonius. Dans cette ode, Horace nous avertit. Pour les hommes, rien ne succède à l’hiver. C’est maintenant qu’il faut aimer, festoyer, boire, noyer les soucis dans le vin… Pour nous, deux millénaires plus tard, le retour du printemps n’adoucit ni la tristesse ni le rythme lancinant des restrictions, des contraintes, des privations de liberté et de bonheur.
D’autres souvenirs surgissent des brumes de l’oubli. Des rues grises, tristes et sales qui me donnaient l’envie de fuir, de partir très loin, sans adieu ni retour. Des rues dont les noms ne disaient rien à personne, évêques oubliés, saints imaginaires, aux maisons anonymes et laides construites dans l’entre-deux-guerres pour les classes moyennes. Des quartiers qui se mouraient lentement depuis la fermeture des charbonnages, des commerces, des cafés qui périclitaient, comme une blessure qui saigne et la vie s’en va, au goutte à goutte.
Mais les cinémas foisonnaient, qui nourrissaient mes rêves : le Lumière, le Churchill, le Palace, le Versailles, le Forum, le Marivaux, le Balzac, le Normandie, le Caméo, le Crosly, dont les noms sont associés à des péplums grandioses où j’ai pris l’avant-goût de l’Antiquité gréco-romaine. C’était l’âge d’or de Ben Hur, avec qui j’arpentais les ruelles de Jérusalem, de Spartacus, avec qui je combattais les légions de Crassus, d’Hélène, dont j’étais amoureux. Homère, les péplums, et les aventures d’Alix m’ont donné l’amour d’Athènes et de Rome. Il ne s’est jamais démenti.
Avec le souvenir des rues, des visages reviennent à leur tour, qui se mêlent aux images du quartier de Sainte-Marguerite où j’ai grandi. Julia : l’épicière. Un coeur si bon, un coeur si large qu’un jour il s’est brisé et on l’a retrouvée, Madame Julia, dans son arrière-boutique, le visage violacé, hémiplégique et aphasique.
En face : le boulanger, l’ancien prisonnier de guerre, cinq ans de captivité. On ne le plaignait pas trop car il n’avait pas dû s’ennuyer, le boulanger, vu qu’il avait ramené d’Allemagne sa « putain de boche », comme disaient les gens. Elle lui avait fait deux mômes qu’elle habillait à la tyrolienne et elle dévisageait les clients avec insolence, car elle n’admettait pas la défaite de l’Allemagne et la fin du Reich et elle assouvissait sa rage et sa méchanceté sur un pauvre diable, le frère du boulanger, qu’elle obligeait à dormir sur une paillasse tout près du four. Dans la même rue, à un jet de pierre, deux soeurs vivotaient, rescapées de Ravensbrück, qui élevaient seules un petit garçon malingre et triste. On baissait la voix, quand on les croisait, comme devant des spectres, avec un sentiment mélangé de gêne, d’admiration et de vague culpabilité.
Non loin : le pâtissier. Sur le marbre, un petit négrillon hochait la tête pour dire merci quand on glissait une obole dans le tronc des missions. Là non plus on n’avait pas saisi que c’était fini et bien fini, Tintin au Congo, les boys, les missionnaires, les colonies. L’heure était venue de payer l’addition des mains coupées, du vol et du pillage. La Longue Marche ne s’arrêterait ni à Dien Bien Phu, ni à Cuba, ni à Alger et ce ne seraient pas les bêlements du Général – « Je vous ai compris ! » – qui y changeraient quoi que ce soit, parce que, précisément, il n’avait rien compris, comme nous allions le lui montrer quelques années plus tard au joli mois de mai.
Et puis encore, rue Monulphe, Auguste Mambour, accroché à la grille de son jardin, les yeux fous, invectivant les passants. Mambour, le peintre qui avait introduit le cubisme dans la peinture africaniste. Mambour, le collabo qui dénonçait à la Gestapo les artistes juifs, qui avait fondé l’AAAGRA, l’association des artistes admirateurs du grand Reich allemand. Mambour condamné à la Libération et qu’on n’avait pas fusillé mais qu’on n’exposait plus, dont on ne parlait plus, sinon avec dégoût. Il en avait perdu la raison. Il en avait cessé de peindre.
Pendant une dizaine d’années, je suis allé de camp en camp, de ghetto en ghetto, de cimetière en cimetière, et j’ai photographié jusqu’à l’écœurement barbelés, miradors, tables de dissection, crématoires, chambres à gaz. Les camps où les nazis ont torturé, fusillé, gazé des millions d’hommes, de femmes, d’enfants, parce qu’ils étaient Juifs, Tsiganes, soldats russes. Les camps où ils exterminé par le travail, par la faim, les coups, le typhus, les marches de la mort ceux qu’ils avaient réduits en esclavage : les Juifs qu’ils n’avaient pas fusillés au bord d’une fosse commune ni gazés au sortir des wagons, les résistants, les communistes, les sociaux-démocrates allemands et autrichiens, les témoins de Jehovah, l’intelligentsia polonaise, tous ceux qui refusaient leur idéologie haineuse et perverse. Parfois, il n’y a plus rien à voir, car les nazis ont effacé leurs crimes et détruit eux-mêmes leurs installations d’extermination, non qu’ils aient eu des remords, non, ces morts étaient encore trop présents , il fallait les expulser de l’Histoire et il ne reste qu’un bout de voie ferrée, un monticule de cendres et l’emplacement de fosses communes où la terre rejette encore aujourd’hui des fragments d’os et des boutons de vêtements.
Ce n’était pas un devoir de mémoire, c’était un travail de deuil. De camp en camp, je voulais éprouver physiquement le vide, l’absence, entendre les échos du silence, ce silence “bruyant du cri innombrable” et traduire mon deuil dans le mode d’expression qui est le mien.
Une sélection de ces photographies est à voir au War Heritage Institute, site du Musée Royal de l’Armée et d’Histoire militaire, Parc du Cinquantenaire, Bruxelles.
J’aime les villes que traverse un fleuve. Petit, je suivais du doigt leur cours sur la mappemonde et dans les atlas. Je me récitais leurs noms avant de m’endormir : le Nil, l’Euphrate, le Danube, l’Amazone, le Mississipi, dont une rue du quartier portait le nom. J’imaginais que les villes pouvaient larguer leurs amarres, dériver lentement au fil de l’eau jusqu’à la mer, parmi les cris des mouettes et des cormorans. L’un de mes premiers souvenirs de Liège : la Meuse, scintillant sous les lumières de Cockerill. Nous revenions d’Engis, en suivant la rive gauche : les banlieues rouges de Flémalle, Jemeppe, Tilleur. Le fleuve, opaque comme de l’encre, visqueux comme du goudron. Le feu et l’eau. Le rouge et le noir. Je craignais de m’y engloutir.
Mais avec la lumière du jour le fleuve reprenait sa couleur d’ardoise et son cours tranquille vers l’île Monsin et le canal Albert qui relie le bassin de Liège au port d’Anvers. Mon grand-père m’y emmenait pêcher ainsi que sur les affluents, l’Ourthe, l’Amblève, la Semois, dont il ramenait, à défaut de brochet, un tabac âcre et violent, qu’on ne fume plus guère aujourd’hui, mais dont la fumée, quand d’aventure je la croise, ramène aussitôt dans mon présent les peurs, les joies et les chagrins de l’enfance.
Oui, Liège, c’était la Meuse, ses ponts et ses quais. Le souvenir de canaux effacés, Pont d’Avroy, Pont d’Ile, Vinâve d’Ile… Le marché dominical de la Batte, entre le pont des Arches et la ruelle des aveugles. Le quai Staline, rebaptisé quai des Tanneurs après l’invasion de la Hongrie et le saccage du siège du parti communiste par une foule en colère. L’Institut de Chimie, quai Roosevelt, ou celui de Zoologie, quai Van Beneden, avec ses trois « delta » évocateurs des temples grecs et, pour les initiés, du Grand Orient de Belgique. Et puis encore, le quartier bien-nommé d’Outre-Meuse, la « cage aux lions », la rue Roture, les Instituts d’Anatomie et de Physiologie de la rue de Pitteurs et l’Hôpital de Bavière, qui devait son nom à un Prince-Évêque chassé par les révolutionnaires liégeois. Car Liège, c’est aussi l’irrévérence, l’insolence, le mépris de l’autorité, de Tchantchès aux quatre fils Aymon, des six cents Franchimontois à Charlier Jambe de bois, de Terwagne de Méricourt aux mineurs de Grâce-Berleur abattus par les gendarmes pendant l’affaire royale, ce qui précipita l’abdication de Léopold III, que les anciens Résistants appelaient le roi félon, le roi collabo.
Chaque mois retentissait la sirène qui avait averti les gens de l’imminence des “robots”, les fusées V1 et V2 lancées par les Allemands sur Liège et Anvers. Car la guerre, en ces années-là, était encore omni-présente, omni-pesante. Celle de 14, celle de mes grands-pères, le mort et le vivant. Celle de 40, celle de mon père, dont il n’était pas encore revenu, celle dont il ne reviendrait jamais, même s’il n’y était pas mort. Et celles qui crépitaient, le bruit et la fureur : la fondation d’Israël dont la naissance coïncidait avec la mienne, la Corée, l’Indochine, Suez, l’Algérie et à l’horizon, celle d’un « Américain bien tranquille », celle qui ébranlerait à jamais pour moi la notion de guerre juste : le Vietnam. La guerre, on n’en sortait pas et pourtant c’est à la guerre que jouaient les petits garçons de ce temps-là. Soldats de plomb ou de papier mâché, épées de bois, pistolets à amorces : « Touché ! T’es mort ! », mais on se relevait l’instant d’après. Nous ne savions pas le vrai visage de la guerre : tuer, mourir, crever. De la guerre, nous n’avions que des récits héroïques et je ne faisais guère de différence entre 14-18 et la guerre de Troie, entre la bataille des Ardennes et les campagnes de César ou de Bonaparte. On nous disait que la guerre était noble et glorieuse. « Le ruban rouge du courage ». Arcole, Austerlitz. Allons zenfants…
L’épidémie sert de révélateur aux maladies graves de nos sociétés : l’égoïsme, le chacun-pour-soi, entre nations comme entre individus, la négation de la mort en terme naturel de l’existence, l’appétit de pouvoir et ses excès, le complotisme, la primauté du profit immédiat, l’absence de planification sur le long terme, l’insuffisance des crédits alloués aus soins de santé et à la recherche universitaire.
Mais elle en illustre aussi les avancées scientifiques : le séquençage du virus, la détection de ses mutations, l’élaboration de divers types de vaccins. Elles sont permises par le profit qu’escomptent les firmes pharmaceutiques dans les sociétés capitalistes et par les gains politiques qu’attendent les ex-états communistes, Chine ou Russie. La recherche pour elle-même ou pour le progrès ou la connaissance n’existe plus. L’Institut Pasteur, faute de moyens, n’a pu mettre au point de vaccin…
L’épidémie est aussi fascinante sur un plan strictement biologique : l’adaptabilité du virus aux récepteurs humains, ses mutations d’acides aminés accroissant sa contagiosité, sa résistance aux molécules anti-virales testées jusqu’ici, l’évolution darwinienne de la pandémie. Je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec les néoplasies et les mécanismes dont elles échappent aux défenses de l’hôte et aux médications utilisées.
La disparition de l’humanité fut le grand thème de la Scifi américaine des années cinquante, de Philip Dick à Ray Bradbury. Elle était généralement assignée à la guerre thermo-nucléaire. Plus récemment, l’hypothèse d’une sixième extinction a été avancée. Les perturbations de l’environnement – déforestation, acidification des océans, pollution -, la disparition de la biodiversité, l’épuisement des ressources naturelles de la planète et une natalité humaine incontrôlable rendent ce scénario apocalyptique vraisemblable sinon probable.
Mais une pandémie dont la létalité ne serait pas de 1-2 % mais de 60 à 70 % porterait un coup sévère voire fatal à notre société. C’est ce qui, mutatis mutandis, s’est déjà produit dans le passé : la peste aurait eu pour conséquence la chute de Constantinople et la décadence irréversible de Venise. La mondialisation n’épargnerait personne.
Et nous avons des nuits plus belles que vos jours.
Jean Racine à Monsieur Vitart, 1662
J’aime la nuit, les rues qui se vident, les passants rares qui se hâtent en longeant les murs, les terrasses des cafés qui ferment, le sommeil de la terre, le silence après le bruit et l’agitation du jour. Le monde enfin m’appartient.
Quand j’étais enfant, on désignait encore le crépuscule comme l’heure entre chien et loup. On m’avait expliqué que l’obscurité qui envahissait les campagnes et les villages ne permettait plus de reconnaître l’un de l’autre. Moi j’imaginais une autre explication. Je me figurais que les chiens épris de liberté redevenaient les loups qu’ils avaient été autrefois. Je ne savais pas que la louve, la lupa, qui avait allaité les futurs fondateurs de Rome n’était qu’une putain… Les loups se sont retirés de nos campagnes. Ils peuplent encore notre imaginaire. Ils ont été remplacés par d’autres prédateurs qui n’ont pas leur noblesse ni leur beauté.
Au commencement, il y a le Chaos, informe, sans couleur, sans voix, sans limite. C’est avant le verbe, avant l’écriture. C’est le ça. Puis, surgissant du Chaos, la Terre, Gaia, et Eros, l’Amour. Puis les Ténèbres et la Nuit.
De la Terre naissent le Ciel, les Titans, les Dieux, qu’on appelle aussi les Immortels, et de la Terre encore surgissent les animaux étranges, les bêtes horribles et les monstres qui peuplent notre inconscient. C’est l’origine du monde. C’est un sexe de femme. Mais la Nuit, seule, enfanta la Mort, le Sommeil, et les songes…
Tel est le récit d’Hésiode.
La langue dans laquelle Hésiode l’écrivit est morte. Les Immortels sont morts, eux aussi. Des empires se sont levés et ont disparu. On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve.
Mais la Nuit est toujours le domaine de l’étrange, de l’inhumain, des ténèbres, des fantômes, de l’épouvante. C’est le coeur de Macbeth. C’est le théâtre des contes fantastiques d’Edgard Poe et de Jean Ray. C’est le titre que donnent à leurs livres Elie Wiesel et Vercors pour relater leur expérience des camps nazis. Nacht und Nebel : les déportés disparus, les morts-vivants.
Mais la Nuit n’est pas grosse que d’angoisse et de cauchemars. Elle est aussi le temps du désir, de l’étreinte, de l’abandon. C’est le visage de Psyché scrutant à la lueur de sa lampe celui d’Eros endormi. C’est le temps du sommeil où sombrent les amants après l’amour, un sommeil si profond qu’il est bien le frère de la mort.
Elle est enfin le temps du retour sur soi-même. C’est la Madeleine de Georges de la Tour. Une chambre close, la flamme tremblante d’une chandelle, un crâne, quelques livres, un miroir, et les ténèbres qui font écho aux lamentations de Jérémie de Couperin ou de Charpentier. C’est l’heure de solitude quand l’insomnie réveille les souvenirs des jours lointains.
Ce sont les ruelles obscures de Rome, de Venise, de Séville.