En ces temps troublés, quelle meilleure distraction qu’un retour aux classiques…
Contrastant avec des récits grotesques (sur des êtres étranges ou sur le poison que serait le flux menstruel), on trouve chez Pline des notations lucides que nous pouvons faire nôtres : “Omnibus a suprema die eadem quae ante primum : nec magis a morte sensus ullus aut corpori aut animae quam ante natalem”. Tout le monde se trouve, après le dernier jour, dans le même état qu’avant le premier : ni le corps ni l’âme n’ont plus de sensation après la mort qu’avant la naissance. Pline, VII, 56, 188.
Et Sénèque : “Quaeris quo jaceas post obitum loco ? / Quo non nata jacent ». Tu veux savoir où tu seras après la mort ? Là où tu étais avant de naître… Cité par Montaigne, Essais, I, 3.
“Alius de alio judicat dies & tamen supremus de omnibus”. Un jour juge d’un autre mais c’est le dernier qui juge de tout. Pline, VII, 41, 132.
Cette sentence témoigne d’un sentiment largement répandu chez les Anciens. Le thème constitue l’essence du dialogue de Solon et Crésus, dans le récit qu’en font Hérodote (I, 30-33; I, 86) et Plutarque (Solon, 45-47).
On le rencontre également chez les grands tragiques : Eschyle (Agamemnon, 928-9), Sophocle (“On ne doit estimer heureux aucun mortel avant de voir son dernier jour”, Oedipe Roi, 1528), Euripide (“Jamais on ne doit dire qu’un homme fut heureux avant que d’avoir vu au moment de sa mort comment il franchit son heure dernière pour descendre aux Enfers”, Andromaque, 100-2).
Montaigne y consacre un chapitre des Essais (“Qu’il ne faut juger de notre heur qu’après la mort”, I, 19).
Ovide, Juvénal et Ausone y font également allusion.
“Ultima semper / Exspectanda dies homini dicique beatus / ante obitum nemo supremaque funera decet”. Pour l’homme, c’est le dernier jour qu’il faut attendre et personne ne doit se dire heureux avant l’heure de son trépas et de ses funérailles, Ovide, Métamorphoses, III, 136-7.
“Et Croesum, quem vox justi facunda Solonis / respicere ad longae jussit spatia ultima vitae”. Crésus à qui le sage, le judicieux Solon conseillait de porter ses regards sur le dernier terme d’une longue vie, Juvénal, Satires, X, 274-5.
“Spectandum dico terminum vitae prius / tum judicandum si manet felicitas”. Il faut d’abord, dis-je, considérer le terme de la vie, on peut alors juger de la permanence du bonheur, Ausone, Ludus septem sapientum, 4, 31-2.
Quel rapport, direz-vous, avec l’épidémie que nous traversons ?
Le 15 mars, c’est l’anniversaire des Ides de mars. Je ne manque jamais de me souvenir de César. Voici un texte extrait de mon livre « Le destin de Codius ». César parle.
« Dans trois jours je serai à Ravenne. Je n’y resterai guère, à peine le temps de recevoir Antoine, Curion, et Balbus, mon agent, de donner quelques ordres, de revoir Calpurnia, de lever de nouvelles troupes, et il me faudra repartir vers la Gaule transalpine, voler au secours de Labienus et malgré le froid et la neige me mettre en campagne. Ce sera la dernière, qui couronnera la conquête entreprise voilà déjà six ans ou qui verra ma défaite et ma mort. Car je sais par mes espions que les Gaulois préparent un soulèvement général. Ils se sont donné un chef que nous avons nous-mêmes éduqué : Vercingetorix. Les Eduens s’apprêtent à me trahir, avec l’encouragement de Domitius Ahenobarbus, « barbe de bronze », et l’approbation de Caton, qui voulait l’an dernier me livrer aux Germains ! J’aurais pu rester à Lyon et frapper préventivement les Arvernes et les Carnutes. Je n’en ai rien fait car je veux en finir une fois pour toutes. Je suis las d’éteindre des révoltes locales toujours renaissantes. Il n’est rien de pire que ces attentats sans visage, ces guérillas incessantes, ces ennemis anonymes qui se dérobent et terrorisent le peuple dont ils s’assurent la complicité par la crainte et les massacres. Aux Gaulois mais plus encore aux Romains, je veux montrer la puissance de César et de ses légions. Cette campagne sera féroce et impitoyable. Quand elle prendra fin, la Gaule sera devenue romaine. Caton et ses courtisans, Domitius, les Marcelli, les Lentuli, tous ces envieux, s’imaginent que je ne connais pas leurs conciliabules et leurs plans. Ils prétendent que je n’ai cherché en Gaule qu’à m’enrichir pour apurer mes dettes, payer mes créanciers, acheter à mon tour les consciences et le dévouement de Clodius et d’Antoine. Cicéron, qui est plus fin, insinue que je veux égaler la gloire conquise par Pompée contre Sertorius et Mithridate. La vérité est bien plus simple, si simple qu’ils ne peuvent la voir, qu’elle leur crève les yeux, ou si terrible qu’ils ne peuvent la saisir, telle le soleil qu’on ne peut fixer sans devenir aveugle. La vérité, ma vérité, c’est que j’aime la guerre. Je l’aime passionnément, comme un amant la plus exigeante des maîtresses. J’aime ses feintes, ses dérobades, ses incertitudes, ses mensonges. J’aime l’affût, l’effet de surprise, l’aigle fondant sur sa proie. Et par-dessus tout, j’aime l’instant critique, celui où tout bascule, où se décide l’issue du combat, la victoire ou la défaite. Ce moment où je lance le dé…
Mes partisans célèbrent mes dons de stratège, mes qualités de tacticien. Ils s’extasient sur mes « Commentaires », dont ils louent la clarté et la concision. Même cette vipère de Cicéron leur trouverait des qualités. Mes ennemis au contraire dénoncent ma violence, mon goût du sang. Ils citent pour preuve ma passion des combats de gladiateurs dont j’ai fondé plusieurs écoles. Ils se trompent, les uns et les autres. Mes partisans, de sous-estimer le rôle de la Fortune. Mes adversaires, de ne voir en moi qu’un nouveau Sulla. Si mon amour de la guerre se résumait à celui de la stratégie, je me contenterais du jeu d’échecs. Si j’étais sanguinaire, je me rassasierais des carnages de la chasse. Je puis être d’ailleurs aussi clément que cruel, selon mon humeur et mon intérêt. J’ai exterminé les Eburons, les Usipètes et les Tencthères mais j’ai recruté Gaulois et Germains dans mes troupes auxiliaires. Vaincre sans combattre, forcer l’ennemi à capituler, le retourner, le gagner à soi, cela aussi demande intelligence, calcul, maîtrise.
Mais la guerre que j’aime, c’est un frisson, une sensation physique si violente qu’il m’arrive parfois de perdre conscience, à la perplexité des médecins qui évoquent le haut mal pour mieux dissimuler leur ignorance. Mes hommes chantent « gardez vos femmes, voici le séducteur chauve ». Ils n’ont pas tort (mais ils pourraient éviter cette allusion à une calvitie qui me désole) : je pars à la guerre comme à la conquête de mes amantes. Je n’oublierai jamais le plaisir âcre et violent que j’ai ressenti sur la Sambre, dans le territoire des Nerviens. J’ai rapporté l’attaque-surprise de ces Belges redoutables. Les légions VII et XII étaient enveloppées et sur le point de se débander. J’ai senti l’ombre de la fin. J’ai arraché à un fuyard son bouclier, dégainé mon glaive, rallié à moi les centurions. J’étais au comble du bonheur.
Bien sûr, je tiens un autre discours au Sénat. Je parle aux sénateurs de la gloire de l’empire, des vertus guerrières et de l’héroïsme de nos ancêtres, des victoires de Scipion et de Marius et de la protection de Rome, qui n’aura plus à craindre d’invasion venue du nord. Aux représentants de l’ordre équestre, je parle d’argent, des nouveaux marchés que j’ouvre à leurs marchands, à leurs banques, à leurs entreprises. Au peuple, je promets l’amélioration de son ordinaire, le gel des prix, le report des dettes, la distribution gratuite de blé.
Ce n’est qu’un écran de fumée. Je ne crois pas à la valeur ni à la légitimité de la guerre. Il y a plus d’héroïsme à soigner les victimes de la peste qu’à gagner des batailles. Je ne crois pas que la guerre soit le révélateur des qualités de l’homme. Ce qui m’attire en elle, c’est le ballet de mort qui m’entraîne jusqu’au jour où… »
C’était la fin de l’après-midi, un 31 décembre. Il avait neigé et la nuit était tombée très tôt. J’accompagnais ma mère chez une vieille parente, Mademoiselle Fulvia Kupfer. Je lui offrirais des chocolats, puis je pourrais lire et attendre en compagnie de Jules Verne que cette visite se termine.
Fulvia vivait seule, entourée de ses livres et des bibelots d’une famille autrefois opulente mais la modernité et la maladie l’avaient peu à peu condamnée à la pire des pauvretés, celle qui se souvient avec amertume d’une enfance dorée, des domestiques et des calèches, la pauvreté honteuse qui essaie tant bien que mal de faire encore illusion. Son grand-père avait été Recteur d’Université mais son père avait dilapidé la fortune familiale dans les tripots et les maîtresses. Son fiancé était mort dès les premiers jours de la guerre, en septembre 1914, et elle ne s’était jamais mariée. Elle avait élevé sa nièce, mais ces jours étaient loin, l’enfant avait grandi et l’ignorait désormais.
Quand la visite prit fin, elle nous raccompagna jusqu’à l’escalier. Ma mère eut l’imprudence de lui demander ce qu’il fallait lui souhaiter pour l’année à venir. Alors, la vieille demoiselle, qui parlait toujours à voix basse, poussa une sorte de hurlement, toute secouée de tremblements et cramponnée à la rampe : “La mort, la mort, la mort !”
Notre terrain de jeux, c’étaient les terrils de Sainte-Marguerite, de Sainte-Barbe, de la Batterie. Les mines fermaient et leurs terrils se couvraient de bouleaux et d’accacias. Ils font partie de mon enfance au même titre que la Meuse. La catastrophe de Marcinelle le 8 août 1956 – 262 morts au Bois du Cazier – m’a bouleversé davantage que l’entrée des chars soviétiques à Budapest l’automne suivant.
Les mineurs, je les ai retrouvés quinze ans plus tard : l’anthracosilicose est une mort lente. Ils étaient reliés à leur bonbonne d’oxygène et la médecine ne pouvait pas grand-chose pour les soulager. Polonais, italiens, turcs, ils m’ont appris l’Internationale de la misère. On tait l’injustice des conditions dans lesquelles on les fit vivre et des indemnités dérisoires qu’on leur a concédées pour leurs poumons asphyxiés. Leurs charbonnages s’appelaient l’Espérance, le Hasard, Bonne-Fortune, les Bons Buveurs, les Artistes, des noms qui disaient l’espoir d’un monde meilleur. Ils en parlaient avec nostalgie. On trouve encore, en cherchant bien dans les ruines et les ronces, les dalles qui ont scellé les puits. Un nom, une date, la profondeur.
Quand en 1999 j’ai exposé à Ivoz-Ramet les traces de leur monde disparu, un ouvrier s’est approché de moi pour me dire « vous ferez les mêmes photos dans vingt ans, ici, à Cockerill ». Je n’ai pas voulu le croire. Il avait raison.