Electre (3)

Oui, j’ai tué ma mère, il y a bien des années. Clytemnestre, la reine de Mycènes. Elle avait tout, je n’avais rien. Elle était l’épouse d’Agamemnon, le chef des Grecs. Elle était la fille de Tyndare, le roi de Sparte. Elle était la soeur d’Hélène, la plus belle femme du monde. Elle ne l’était pas moins. Elle avait un amant, Égisthe, notre cousin, qui avait eu l’intelligence de ne pas s’embarquer avec les autres pour aller crever devant Troie. Elle avait surtout la colère, la superbe, la noire colère, qui la galvanisait, qui lui permettait de dompter tous les hommes et de régner, contre le Conseil des Anciens, contre les usages, contre son sexe.

Elle a toujours soutenu que ce n’était pas pour son amant qu’elle a trucidé mon père à son retour de Troie.

Elle a toujours maintenu que c’était pour venger Iphigénie, ma soeur aînée, que les Grecs ont immolée sur l’autel d’Artémis pour obtenir bon vent. Cette mijaurée d’Iphigénie, toujours dans ses bras, « oui, Maman », « bien, Maman », « je t’aime, Maman », toujours à se faire câliner, caresser, embrasser. D’en parler, je retrouve sur mes lèvres et dans ma bouche la saveur amère de la haine.
Car moi, je suis faite d’un autre airain. Je suis de la race de Tantale, qui dînait à la table des dieux. Il en avait la beauté, le pouvoir, la richesse. Il ne lui manquait que l’immortalité et l’ambroisie qui la confère. Nous sommes pareils. Ne pas tout avoir, c’est ne rien avoir.

Notre tourment, cette faim que rien ne rassasie, cette soif que rien n’étanche, porte un nom exécrable : l’envie.

Électre (2)

Voilà bien longtemps, Strophios, que ne sais plus rien de toi. Tu ne répondais pas à mes lettres. Puis elles me sont revenues avec la mention « n’habite plus à l’adresse indiquée ». Quand j’ai quitté la Phocide, je ne me suis pas encombrée de toi. On s’imagine qu’on fera mieux que ses parents mais c’est un leurre. Les enfants nous déçoivent toujours. Soyons justes : les parents aussi, sinon davantage. Au fond, on n’a rien à se dire. On ne se connaît pas. On a déjà tant de mal à se connaître soi-même. Hélène m’a dit un jour : « le cœur des femmes ne doit être découvert à aucun prix ». Elle avait raison. Pour la plupart des gens le jardin secret est un tas de fumier plutôt qu’un parterre de roses.
Je n’ai jamais compris l’obsession des femmes pour cette chose gluante et hurlante qui déforme leur ventre et qu’elles mettent au monde dans la douleur, dans la pisse et le sang. J’ai pris l’habitude de te parler, Strophios, parce que je sais que nous ne nous reverrons pas. En réalité je parle au vide. Je me parle à moi-même. C’est pareil. C’est un bon interlocuteur. Il me contredit rarement. Si tu venais me voir, on parlerait du temps, de la pluie, de ton fils ou de ta fille, si tu en as, je te montrerais de vieilles photographies, tu regarderais ta montre, discrètement, tu es bien élevé, je réprimerais un bâillement, tu partirais, soulagé d’avoir fait ta bonne action de la semaine, je te verrais partir, soulagée moi aussi, je penserais : on ne s’est pas disputés. Non, c’est mieux ainsi.
Un autre avantage de ce dialogue solitaire, c’est que je peux y mettre fin à ma guise. Couper le fil quand cela me plait. Je ferme les yeux. Je me tais. Je laisse le silence m’envahir. J’offre mon visage aux caresses du vent, ce sont les seules que désormais je peux attendre. Sous mes paupières surgissent d’étranges images. Toute pensée s’évanouit. Puis je me réveille. Je reviens – pour combien de temps ? – à la vie et à ma solitude.
Les gens disent que je ne l’ai pas volée. Mauvaise fille, mauvaise mère, les dieux me châtient, il y a une justice. Les dieux… La justice… Qu’est-ce qu’on en sait ?

Temple d’Hera, Agrigente, © Luc Mary-Rabine, https://www.blurb.fr/b/6551425-electre