Le baroque de la Contre-Réforme, tout à l’extase de la chair et à l’absolutisme de la papauté, a retravaillé les fragments épars de l’Antiquité, inventant des visages, des membres, des attitudes. Les drapés hiératiques des toges et des stolae républicaines s’envolent alors au Pont Saint-Ange dans l’apothéose de la sensualité. Le Bernin saisit Sainte Thérèse d’Avila ou la Bienheureuse Ludovica Albertoni plongées dans la jouissance érotique d’un orgasme mystique. On croit que l’Homme est le maître du monde et la Terre le centre de l’Univers. En douter, c’est l’Inquisition. Galilée est contraint de se rétracter et Giordano Bruno est brûlé vif au Campo de’ Fiori.
L’anthropocentrisme a résisté aux découvertes de la science. J’ai cru que Dieu en était le dernier avatar. Mais non, Dieu a simplement changé de nom. Il s’appelle désormais le Climat, l’Ecologie, la Planète. Ses grands-prêtres et ses fidèles sont aussi intolérants que les inquisiteurs de jadis. On célèbre les Droits de l’Homme mais la liberté est de plus en plus morcelée. Il suffit de décréter une urgence sanitaire ou un front républicain. Nous portons en permanence un bracelet électronique : notre iPhone, notre Samsung, sous l’oeil du Big Brother que sont le Web, Instagram et les réseaux sociaux
Ce qui m’accable, c’est la victoire écrasante de la bêtise, du mensonge, des procès médiatiques, de l’infantilisation volontaire des masses, de dirigeants incarnant l’imbécillité dans ce qu’elle a de plus repoussant : la dictature. Et puis, je hausse les épaules. Quelle importance ? Les civilisations sont mortelles et la nôtre a commencé sa lente agonie.
C’est peut-être par la mer que j’aurais dû commencer – ou terminer ? – ma cérémonie des adieux, prendre congé du monde et des hommes, de leur violence, de leur mélange inexplicable d’intelligence pénétrante, de superstitions et de sottise brutale.
Face à la mer, tourner le dos à ma propre vie, pierre lavée d’oubli, sans autre bruit que sa lente respiration, sans autre perspective que l’infini, sans autre certitude que mon insignifiance et mon retour prochain au néant. Je puis m’abîmer pendant des heures dans la contemplation de la mer, pour peu que je sois seul, ou pour autant que nous soyons seuls, toi et moi, immobiles, silencieux, assis dans le sable ou dans les rochers, happés par le vide qui s’insinue en nous et qui lentement nous détache de cette terre. L’immensité de la mer et son indifférence à notre destin.
Elle est mon premier souvenir. J’ai douze mois. Je marche à quatre pattes dans le sable. Je suis assis dans l’écume de la dernière vague. Des silhouettes passent, à contrejour. Ce sont des plans fixes, en noir et blanc, comme des photographies. On m’objecte : c’est impossible, pas avant trois ans, c’est un souvenir reconstruit d’après un récit. Je ne discute pas. Le récit de ma mère, c’est son angoisse, la plage qu’elle parcourt comme folle, sans m’imaginer dans la mer à trois mètres de son transat. Son récit n’est pas mon souvenir. Mon souvenir, c’est la jubilation que me donne la mer.
Au sortir de la guerre, les vacances des Belges se passaient à la Côte, aux petites stations balnéaires, comme on disait alors, échelonnées de Knokke à La Panne, desservies par un tramway qui suivait lentement le littoral. Je me souviens de plages de sable fin, de brise-lames, de pensions de famille, de longues marées et de châteaux de sable submergés par le flot. La mer du Nord était opaque et froide. Des photographes arpentaient la plage, photographiant les familles et les enfants, et le jour même, en fin d’après-midi, les clichés étaient exposés dans la vitrine d’un “photo-hall” où l’on pouvait les acquérir pour quelques francs. J’ignore ce que devinrent ces milliers de clichés. C’était un autre monde. Il m’arrivait d’y porter un costume marin, comme ces enfants sages sur les photographies sépia du 19ème siècle.
À douze ans, je découvrais la Méditerranée. Une eau transparente, dans toutes les nuances de bleu, invitant à la plongée. La rencontre aussi de l’Antiquité, des temples de Paestum, des langues anciennes, de Virgile, d’Homère, de Thucydide, d’Hérodote. Comme les mercenaires de Xénophon, je m’écriais : “Θάλαττα θάλαττα”. Mes livres aussi avaient le goût du sel : “Moby Dick”, “Vingt mille lieues sous les mers”, “L’île au trésor”, “Le nègre du Narcisse”, “Le frère de la côte”, “Parti de Liverpool”… Mais plus que tout autre, “l’Odyssée” m’enchantait. J’avais douze ans et je me baignais pendant des heures dans les eaux si claires de la mer thyrrénienne. Je nageais jusqu’à ne plus voir le rivage. Je n’étais plus qu’un point infime dans l’immensité, “caelum undique et undique pontus”, le ciel de toute part et de toute part la mer. Puis je regagnais lentement la plage ou les rochers de lave, en m’imaginant être Palinure ou Ulysse, précipités dans les flots, victimes de la méchanceté des dieux…
Les années ont passé. J’ai lu d’autres livres et d’autres poèmes. J’ai découvert d’autres rivages. Celui que j’aborde n’est que le terme normal d’une existence qui, somme toute, n’a pas connu de grandes peines. Thalès voyait dans l’eau l’élément primordial. Si l’on en croit Montaigne, il professait que vivre ou mourir étaient indifférents. “Par où, à celuy qui luy demanda pourquoy donc il ne mouroit, il respondit tres-sagement : Par ce qu’il est indifferent.” J’imagine, face à la mer, un monde antérieur à toute forme de vie. Et j’imagine aussi, quand l’humanité se sera depuis longtemps éteinte, la mer et son ressac, jusqu’aux jours du grand embrasement solaire. Alors viendra le temps du feu qu’Héraclite voyait quant à lui comme l’élément fondamental et qui nous a, selon Platon, avertis qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Λέγει που Ἡράκλειτος ὅτι πάντα χωρεῖ καὶ οὐδὲν μένει, καὶ ποταμοῦ ῥοῇ ἀπεικάζων τὰ ὄντα λέγει ὡς “δὶς ἐς τὸν αὐτὸν ποταμὸν οὐκ ἂν ἐμβαίης”.