De la mort volontaire

Le 2 août 1667, Francesco Borromini se jette sur son épée. Avant d’expirer, il livre à la flamme tous ses dessins. Miné par sa rivalité avec Gian Lorenzo Bernini, supportant mal la critique de ses oeuvres et les moqueries de ses détracteurs – en dépit des chefs d’oeuvre que sont Sant’Agnese in Agone, San Carlo alle Quattro Fontane, Sant’Ivo alla Sapienza – il se suicide à l’antique, comme les héros de la République ou comme les victimes des empereurs julio-claudiens.
Le mot suicide n’existe pourtant pas encore. Forgé du latin – sui, génitif du pronom réfléchi, et caedes, meurtre, carnage, sang versé -, le néologisme n’apparaît qu’au 18ème siècle. Tacite, qui fait une recension exhaustive des victimes de Tibère, de Claude, de Néron (qu’il déteste d’autant plus qu’il est un familier de Trajan) emploie les expressions “sua manu cecidit, il tomba de sa propre main” ou “ad voluntariam mortem propellere, pousser à une mort volontaire”.
Il existe une multitude de causes au suicide et guère moins de modalités. Celles qui m’importent désormais concernent la fin de ma vie et la dégradation de la vieillesse dont je mesure chaque jour les lents progrès. Les Stoïciens, dont on trouve les échos chez Montaigne, voyaient dans la mort volontaire une manifestation de la liberté : “Nous ne sommes au pouvoir de quiconque quand la mort est en notre pouvoir… Personne ne te retient, sors par où tu voudras… Te plaît-il de vivre ? Vis ! Ne te plaît-il pas ? Tu peux retourner là d’où tu es venu…” Sénèque répète à Lucilius : “ Je ne fausserai pas compagnie à la vieillesse pourvu qu’elle me laisse en mon entier, j’entends la meilleure partie de soi-même.” Il ajoute : “Si elle vient à ébranler mon esprit, à altérer ses fonctions, si elle m’enlève non la vie mais la raison, je quitterai cette maison la voyant ruinée et prête à tomber”. C’est, il y a près de deux millénaires, toute l’argumentation de ceux qui exigent le droit de mourir dans la dignité.
Être le maître de ma mort… Cela ne va pas de soi en France.
Réprouvée hier par l’Église, la mort volontaire est aujourd’hui mal vue des médecins et des sociologues, qui évoquent invariablement les crimes nazis (« la loi de Godwin ») et soutiennent qu’il suffit de s’en remettre aux seuls soins palliatifs pour soulager une souffrance réfractaire et insupportable en fin de vie. Mais la mort volontaire ne se restreint pas à ces cas extrêmes. J’entends être le seul juge de l’heure où je franchirai les portes d’Hadès et mes raisons n’ont pas à être disséquées et combattues par des médecins auxquels la législation accorde un pouvoir discrétionnaire absolu et qui ne voient dans l’aide active à mourir qu’une manifestation “d’individualisme au détriment de la connexion, du partage et de la solidarité entre les citoyens” (Tribune du Monde, 19 mai 2022).
Le droit à l’avortement, révoqué par la Cour Suprême des États-Unis, pourrait être inscrit dans la Constitution française. Ce n’est pourtant qu’un cas particulier de la liberté et du droit de chaque individu à disposer de son corps et de sa vie.
À Rome, la fontaine de Trevi est alimentée par l’aqueduc d’Agrippa. La fontaine des quatre fleuves occupe le centre du stade de Domitien, dont la Piazza Navona conserve la forme et quelques ruines. L’Antiquité affleure dans le Baroque et au-delà, dans le droit, dans la langue, dans l’architecture et la pompe du pouvoir. On voit encore, çà et là, au Mausolée d’Auguste, au Forum, au Palatin, des références à l’ère fasciste et à Mussolini.
Mais sur la souffrance, sur la fin de vie, sur la mort, sur l’au-delà, la sagesse antique des épicuriens et des stoïciens semble s’être évanouie. L’imprégnation chrétienne ne se mesure pas au vide des églises. L’accouchement sans douleur, l’interruption volontaire de grossesse, et demain la contraception, sont des acquis fragiles que les États-Unis, la Pologne, les pays d’Amérique latine remettent en question. Et ce n’est pas tout : les avancées technologiques permettent une surveillance et une criminalisation dont les bocca della verita et les lettres de dénonciation des dictatures d’hier n’étaient que l’anticipation. Nos victoires se muent en défaites et laissent un goût de cendre.
Mais les Anciens avaient aussi des vers pour le sentiment qui m’étreint. Didon en se donnant la mort s’écrie : “Délivrez-moi de ces chagrins. J’ai vécu et le cours que m’a donné la fortune je l’ai accompli”.
Et Virgile, décrivant la fin douloureuse et haletante de la reine abandonnée par Énée “car ni au gré du destin non plus que de mort méritée elle ne périssait”, nous montre Iris, envoyée par Junon, délivrant Didon des affres d’une longue agonie : “De ce corps je t’absous”. Il ajoute : “ Et s’est dissipée toute chaleur et la vie s’en est allée dans le vent”.
L’aide à mourir, il y a deux millénaires.

Méléagre, in « Images de pierre » (c) Luc Mary-Rabine