Gorbatchev a quitté ce monde. Discrètement. On lui doit la Perestroïka. Cet homme de bien a sous-estimé d’une part la haine que les USA portent à la Russie, stalinienne ou non, communiste ou pas, et d’autre part l’importance du KGB, depuis la police tsariste jusqu’au FSB d’aujourd’hui, en passant par la thchékia, le guépéou, le NKVD.
La contre-offensive ukrainienne sur Kharkov entraîne une riposte paranoïde de Putin : mobilisation de trois cent mille hommes, menaces de recourir à l’arme nucléaire, référendum d’annexion dans les territoires du Dombas. On pense à l’Anschluss. Quelle valeur accorder à un référendum organisé par une armée d’occupation ? Putin voit dans les offensives ukrainiennes la volonté occidentale de mener la guerre à la Russie. Ce n’est, en ce qui concerne les USA, qu’à moitié faux.
Et pendant ce temps, le cirque britannique culmine dans les funérailles d’Élisabeth II, auxquelles Putin n’a pas été convié. Depuis son accession à la royauté, Charles ressemble de plus en plus au vieux majordome d’un palace décati.
Mois : septembre 2022
Nous nous sommes tant aimés…
La guerre déclenchée par la Russie mais provoquée par les Américains (et après l’Ukraine, Taïwan sans doute) m’affecte douloureusement. Dans mon enfance, dans mon adolescence, les Américains, c’était les libérateurs, “les bons, les braves, les honnêtes soldats américains” auxquels Malaparte avait dédié “La peau”, les héros d’Omaha beach, de Bastogne, du Bois du Pays, dont je ramassais dans les forêts d’Ardenne les casques troués, dont je parcourais les tombes en silence à Neuville-en Condroz, à Colleville-sur-mer. Je dévorais Melville, Faulkner, Steinbeck, Hemingway. Cette admiration mêlée de reconnaissance m’a longtemps aveuglé à l’immoralité de la guerre du Vietnam (aux bombardements de Hanoï, de Haïphong, au napalm, à l’agent orange), à leur soutien des dictatures fascistes d’Amérique latine et même au MacCarthysme dont je crus naïvement qu’il appartenait au passé.
Et puis, c’est à New York que je connus des années fécondes, que j’appris la cardiologie et la photographie, que j’écrivis ma thèse. Je fus à 32 ans Fellow de l’American College of Cardiology. En médecine, ma langue maternelle, c’est l’Anglais (us). En photographie, je dois ma façon de voir à Ben Shahn, à Dorothea Lange, à Eugen Smith, à Diane Arbus.
Pendant un demi-siècle, je me rendis aux États-Unis, trois à quatre fois par an, au hasard des Congrès et des réunions scientifiques. Les progrès de la cardiologie rythmaient ces voyages, qui parfois ne duraient que deux ou trois jours. La plupart du temps, je m’arrêtais à New York, qui restait ma ville. J’y avais gardé des amis.
Les années passèrent. L’avènement d’Internet rendait les déplacements moins impératifs. Les Congrès devinrent virtuels. L’information scientifique se transmet aujourd’hui quotidiennement dans ma boîte mail, au détriment de l’élément humain. O tempora, o mores…
Pendant tout ce temps, je restai à moi seul les trois petits singes Mizaru, Kikazaru et Iwazaru. Ne pas voir, ne pas entendre et se taire. L’invasion du Panama (“Just Cause”) et la conduite de la guerre du Golfe (“Desert Storm”) soulevaient cependant de graves interrogations. La destruction des centrales hydro-électriques irakiennes et l’utilisation de bombes à uranium appauvri eurent sur la population irakienne des conséquences dramatiques : privation d’eau potable, épidémies de choléra et de fièvre typhoïde, leucémies, lymphomes.
Puis se succédèrent l’attentat du World Trade Center, l’invasion de l’Afghanistan, justifiée par le refus des Talibans de livrer O. Ben Laden, et la seconde guerre irakienne, menée conjointement par George W. Bush et Tony Blair, sans l’aval des Nations Unies, sous le mensonge d’armes de destruction massive qui ne furent jamais découvertes, pour la bonne raison qu’elles n’existaient pas. “He lied, they died”, disait un pin que je ramenai alors de New York. Mais malgré la dénonciation de Michaël Moore (“Fahrenheit 9/11”), G. W. Bush fut réélu pour un second mandat. Et le Patriot Act accrut considérablement les procédés de surveillance de la population américaine, tout en érigeant le “secret-défense” en couverture absolue des pratiques immorales ou illégales des agences de renseignement (NSA, CIA) et du FBI.
La suite fut déplorable : exécution de Ben Laden sans jugement (même les criminels nazis eurent un procès à Nuremberg, Eichmann à Jérusalem), assassinats ciblés par drones au Yémen, en Afghanistan et en Somalie sous la présidence de B. Obama, prisons secrètes de la CIA, torture des prisonniers détenus à Guantanamo. Et puis le clou de cette décade : l’élection de Donald Trump. J’en suivis d’heure en heure la progression dans une chambre de la Via Giulia et le lendemain j’allai me promener parmi les tombes de l’antique Via Appia…
La présidence de Trump ne nous a pas déçus : les Kurdes irakiens ont été trahis et livrés à Erdogan, cependant que le monde vivrait deux ans d’une épidémie qui justifia des mesures liberticides d’une efficacité douteuse, un état d’urgence sanitaire, qui pourra servir de répétition générale à une contrainte permanente. Puis vint Biden, dont l’élection est contestée par près de la moitié des américains, et la débâcle en Afghanistan rappelle trait pour trait la chute de Saïgon.
Le pire était à venir : l’encerclement de la Russie par l’adhésion à l’Otan des anciennes républiques soviétiques, Pologne, Lithuanie, Estonie, Lettonie, Roumanie. L’Ukraine abandonne la neutralité exigée par Moscou. Malgré les avertissements de Putin, les accords de Minsk sont effacés et la Russie envahit l’Ukraine. Les sanctions votées par les pays membres de l’Otan ne tardent pas à faire “boomerang” et pendant que les États-Unis procurent à l’Ukraine les armes qu’elle en attend – une manière de faire la guerre à la Russie par mercenaires -, l’Europe paie le prix fort, Moscou suspendant la livraison de gaz. La Présidente de la Banque Centrale Européenne annonce une récession en 2023 dans la zone euro…
Parallèlement, les États-Unis jouent avec le feu vis-à-vis de la Chine et de Taïwan, dans des déclarations martiales et des manoeuvres militaires auxquelles riposte Pékin. Deux fronts, l’Est et l’Ouest, comme naguère aux pires heures de la “Guerre froide”, et la volonté américaine d’hégémonie mondiale.
Et paradoxalement, cette politique belliciste, coûtant des milliards de $ pour le plus grand bénéfice des fabricants d’armes, ne peut dissimuler la décomposition d’une société minée par l’antagonisme de blocs haineux, où les mots de droite et gauche n’ont plus de sens, où la paupérisation de la classe moyenne s’aggrave d’année en année, où l’éthique a cessé d’être le paradigme normatif du vécu.
Il y a un peu plus de deux millénaires, Polybe écrivit en commentaire des guerres puniques : “Il ne faut jamais se laisser créer une situation telle qu’elle permette à un État d’atteindre à une prépondérance si écrasante que nul autre désormais ne puisse lui tenir tête, même pour défendre contre lui des droits indiscutables.” Nous savons que Rome, au terme des trois guerres puniques, anéantit Carthage. Mais les empires sont mortels et la pax americana durera moins que la pax romana.
Iam proximus ardet Ucalegon.