Parlez-vous novlangue ?

Parlez-vous novlangue ?

La langue française que j’ai apprise et aimée dans les nuances de sa grammaire et dans la prose de Voltaire, de Diderot, de Chateaubriand, de Balzac, de Zola, s’altère et se décompose aujourd’hui, reflétant le déclin d’une société méprisée et infantilisée par des dirigeants qui lui parlent de “pédagogie”. Il y a plus de soixante ans, Etiemble demandait “Parlez-vous franglais ?”. On n’en est plus là, hélas. Il faudrait plutôt demander “Parlez-vous novlangue ?”…

Le nazisme avait montré la voie par son emploi du superlatif, des néologismes, des abréviations, du langage martial, par ses appels à la fidélité aveugle, par le culte du Führer et de la Nation aryenne. En 1947, Victor Klemperer publia aux presses de la nouvelle République Démocratique Allemande un livre consacré à la langue du Troisième Reich : LTI, Lingua Tertii Imperii, contaminé lui aussi à son insu par l’usage nazi des abréviations. Fait des souvenirs des années de persécution et du journal qu’il tint au péril de sa vie (car sa conversion au protestantisme n’avait en rien modifié son statut de juif défini par les lois de Nuremberg), l’essai de Klemperer relève ad nauseam les dérives de la presse, les méthodes du “Dr” Goebels et surtout l’infiltration dans la langue ordinaire de l’idiome national-socialiste.

En littérature, Swift et Orwell ont décrit les mécanismes par lesquels la manipulation du langage permet au totalitarisme le contrôle de la pensée. Dans l’appendice de son roman « 1984 », George Orwell détaille les caractéristiques de la novlangue et de la bienpensance (car ce terme à la mode n’est autre que le “goodthinking” de Big Brother). Sans surprise, les traits de la novlangue sont ceux de la LTI.

Personne n’attribue des thèses nazies aux partis d’extrême-droite venus au pouvoir ou à ses portes en Europe aujourd’hui – bien que les attaques dont Soros est l’objet à Budapest engendrent un sentiment de déjà-vu et qu’on souligne régulièrement la présence d’oligarques juifs dans l’entourage de V. Putin. Mais notre langue porte néanmoins les traces du legs pervers.

Quelques traits, relevés dans la presse ou sur la toile, pour éclairer le propos :

1. Le langage martial. Lors de la première vague épidémique du coronavirus, E. Macron proclame “nous sommes en guerre”. Deux ans plus tard, il est “le général en chef de la mobilisation”… énergétique. Le même déclare : “Je crois à la vertu de la guerre de mouvement”. Il ne parle pas de l’Ukraine mais de la réforme des retraites. Séjourné, le nouveau Secrétaire Général du parti Renaissance – le nom de ce parti succédant à “la République en marche”, la marche au pas, est à lui seul un symptôme – est “un stratège”, “un soldat fidèle”, “dévoué corps et âme au Président”. Les avocats de Dupont-Moretti, le Garde des Sceaux renvoyé devant la Cour de Justice de la République, accusent le Procureur Général “d’être déloyal”. Édouard Philippe ne s’adresse pas aux membres de son parti mais à “ses troupes”. E. Borne, le premier Ministre, “dégaine le 49.3”. Et l’ONU décrète que la crise climatique est “d’une portée destructrice inouïe”. Un langage militaire, la guerre, le culte du chef, exigeant tout naturellement fidélité et obéissance. Mais il ne se limite pas à l’Exécutif. RTE (Réseau de Transport d’Électricité) appelle à “la mobilisation générale” et place le système “sous vigilance renforcée”.

2. Les sigles. Orwell avait déjà relevé l’utilisation des abréviations dans les années 30 : le POUM, le Komintern, la Gestapo. Victor Klemperer attribuait l’origine de cette vague moderne d’abréviations « aux pays champions du commerce et de l’industrie, l’Angleterre et l’Amérique” mais il estimait que “l’abréviation doit être comptée parmi les caractéristiques dominantes de la LTI. Aucun style de langage d’une époque antérieure ne fait un usage aussi exorbitant de ce procédé que l’allemand hitlérien.” Il poursuit : “L’abréviation moderne s’instaure partout où l’on technicise et où l’on organise. Or conformément à son exigence de totalité, le nazisme technicise et organise tout et tente, au nom de cette même exigence de totalité, de s’emparer de toute la vie intérieure.” Le Troisième Reich généralisa en effet leur usage : HJ (Hitlerjugend), DAF (Deutsche Arbeitfront), SA (Sturmabteilung), SS (Schutzstaffel), NSDAP, KL. Klemperer remarque que les abréviations SA, SS, ont acquis une telle autonomie qu’elles ne sont plus seulement des sigles mais des mots ayant leur propre signification. Le phénomène, loin de régresser, connaît aujourd’hui une ampleur insupportable. Une recherche rapide sur la toile, limitée à la langue française, révèle plusieurs centaines de sigles, la plupart incompréhensibles, tels les EDL (éléments de langage), le CNR (Conseil National de la Refondation), cette consultation publique qui n’a d’autre objet que de court-circuiter l’Assemblée Nationale, les ZAC (zone d’aménagement concerté), le PLF (projet de la loi de finances) ou l’OQTF (obligation de quitter le territoire français). La littérature médicale en est si infestée qu’elle en devient incompréhensible en dehors de votre sous-spécialité, et nécessite un lexique en fin de publication.

3. Les mots tronqués. Les abréviations ne se limitent pas à des sigles. Tous les étudiants de ma génération parlaient des profs, des amphis, des manifs, des labos, des manips. Cela créait une sorte de connivence, de familiarité, qui s’est étendue aux personnes et au champ politique : Chichi pour Chirac, Sarko pour Sarkozy – mais l’adolescent qui s’est cru autorisé à demander “ça va, Manu ?” s’est fait vertement rabrouer. Libé-matin m’envoie sa récap et le Quotidien du médecin ses recos. La nouveauté consiste en l’apparition de termes composés d’une abréviation, d’une préposition, d’un adverbe, d’un substantif accolés à un autre substantif, à un adjectif, à un verbe. Il convient aujourd’hui d’être anti-gaspi, anti-inflation, zéro-pollution et éco-responsables. L’objectif-clé : pratiquer des éco-gestes, l’éco-conduite, le télé-travail et le co-voiturage pour des éco(s) d’énergie. Vous pourrez peut-être vous qualifier pour votre primRénov. Et n’oubliez pas la bio-diversité. Les lycéens sont éco-anxieux, hyper-choqués par la répression policière et bénéficient d’éco-thérapeutes. Nouveauté ? Klemperer nous citerait tous les mots nazis composés de Volk, de Sturm, de Staat, d’Aktion… Relisons Orwell : « Les mots B étaient toujours des mots composés. (…) Ils étaient formés de deux mots ou plus, ou de portions de mots, soudés en une forme que l’on pouvait facilement prononcer. L’amalgame obtenu était toujours un nom-verbe dont les désinences suivaient les règles ordinaires. Pour citer un exemple, le mot « bonpensé » signifiait approximativement « orthodoxe ». (…) Les mots B n’étaient pas formés suivant un plan étymologique. Les mots dont ils étaient composés pouvaient être n’importe quelle partie du langage. Ils pouvaient être placés dans n’importe quel ordre et mutilés de n’importe quelle façon ».

4. Les superlatifs. Le double-plus de 1984… L’hyperbole, les superlatifs numériques sont un trait des régimes totalitaires. Ainsi, sans remonter à Hitler, la Corée du Nord menace-t’elle Séoul et Washington de “payer le plus horrible prix de l’histoire”. Mais l’usage du superlatif s’est répandu dans nos sociétés : les adjectifs éternel, unique, durable, se rencontrent constamment, tout comme la maladie ou les funérailles du siècle. Le réchauffement est catastrophique. La COP27, sommet de l’urgence absolue. On n’est plus stressé, on est hyper-stressé. Un spectacle n’est pas bon, il est super-bon, les acteurs sont géniaux ou giga. Les superdividendes ne seront pas soumis à l’ISF. L’automobile bas carbone est la voie de la croissance vertueuse pour l’industrie européenne… Aux funérailles de Soulages, le directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art déclare : “Il n’y a pas d’artiste français qui ait eu un rayonnement aussi grand que lui, si ce n’est Christian Boltanski”. Monet, Picasso, Matisse, Braque, connaît pas. Aux funérailles de Diana Spencer : ses enfants sont “l’une des images les plus poignantes du XXème siècle”. Mais c’est dans la publicité que l’emphase et la bêtise atteignent des sommets, c’est le cas de le dire.

5. Le complotisme et le mensonge. C’est “nous” contre “eux” et ce “eux” est un groupe qui nous assiège et nous met en danger. Les Juifs accusés hier de la peste et de meurtres rituels, aujourd’hui de complots financiers et politiques dans une xième version des Protocoles des Sages de Sion. Les Noirs, discriminés pendant des décennies et lynchés dans le South des USA pour le viol des femmes blanches. Les Arabes auxquels on prête le dessein du “grand remplacement “. L’épidémie du Covid a constitué pour le complotisme un terrain de rêve et les hésitations et les volte-face du pouvoir en renforçaient les extravagances. Mais, comme disait Pline, “Nullum tam inpudens mendacium est, ut teste careat” : il n’est point de mensonge si impudent qu’il ne trouve quelqu’un pour l’attester.

6. La généralisation de l’usage du prénom, forme déguisée du tutoiement que l’on utilise avec ses subordonnés. L’Université, le Barreau pratiquent systématiquement cette manière de faire sentir leur infériorité aux jeunes assistants, aux jeunes médecins, aux jeunes avocats. La pratique s’est étendue à Google, Amazon, Booking.com, Apple…

7. Les simplifications orthographiques. Celles qui sont basées sur une homophonie approximative : C à vous, 2 pour to, 4 pour for. On ignore couramment les accords de genre ou de participe. Pas de souci : ce qu’on ignore, on le supprime, tels les accents circonflexes qui témoignaient du passé de la langue. À la manière de Mussolini qui expulsa de la langue italienne toute référence hellénique. Anfiteatro, sans phi ni thèta. Et n’en déplaise aux ayatollahs de la culture, l’écriture dite inclusive m’est illisible et si j’admets la féminisation des noms de fonction que reconnaît l’usage, je trouve déplorable la sexualisation de la langue et la confusion du genre biologique et du genre grammatical. Marguerite Yourcenar est pour moi l’auteur d’une oeuvre romanesque.

Quel est l’intérêt de la novlangue – pour le pouvoir, cela s’entend. Être en guerre – que ce soit contre le Covid 19 ou en Ukraine – autorise des décrets et des mesures contraignantes, arbitraires, voire liberticides : état d’urgence, confinement, couvre-feu, attestation “de déplacement dérogatoire”, et fait taire toute discussion, toute dissension qui passera pour un acte de trahison. Et si vous n’avez pas compris, c’est la sanction, l’amende, le limogeage, la mise en examen, le procès. Les nouveaux idiomes ne marquent plus une connivence. Ce sont des slogans, càd des ordres. Quand Google m’écrit : “Luc‎, progressez chaque jour vers un avenir plus durable avec Google”, le message précise : “vous déplacer de manière plus écoresponsable – voyager de manière plus écoresponsable – vivre de manière plus écoresponsable”. Un message – auquel il est impossible de répondre, c’est no reply – qui me dit comment me chauffer, m’éclairer, me laver, comment voyager et en fin de compte, comment penser. À la radio, à la télévision, on vous martèle “de poser des éco-gestes, de prendre les transports en commun, de favoriser la marche ou le vélo”. Écogaz surveille votre consommation et vous menace de délestage si elle apparaît excessive.

Dans une conférence qu’il donna à NY, à l’Université Columbia, Umberto Eco énuméra les signes de ce qu’il appelle l’ur-fascisme. Il y cite la novlangue comme l’un de ses traits. Selon Eco, un lexique pauvre et une syntaxe élémentaire limitent en effet les instruments de raisonnement complexe et critique.

Il en est d’autres symptômes, hélas, et le plus frappant est la méconnaissance de l’Histoire, le populisme, qui s’étale sur internet et la télévision, et le mépris du parlement. Mais le plus répandu, c’est l’omniprésence du “portable”, sorte de bracelet électronique qui assure à la fois l’endoctrinement continu et le profil de ses utilisateurs.

Big Brother vous regarde…

Mitoraj, Jardins Boboli, Florence 2013 © Luc Mary-Rabine