Lire

Vers dix ans, je me fis confisquer “Les trois mousquetaires” et “Les aventures de Thil Ulenspiegel”. “Ce n’est pas de ton âge”. Je pris l’habitude de lire en cachette, au coeur de la nuit, avec une lampe de poche, dans l’horreur de toute forme de censure. J’exécrais l’Index des livres interdits et les autodafés qui, d’Alexandrie à Ctésiphon, de Séville à Mexico, illustrent l’histoire du christianisme et de l’islam.
Lire, c’est quitter le monde où nous vivons pour entrer dans un autre univers. Changer d’espace, remonter le temps. Échapper au quotidien, fuir les importuns et les réseaux sociaux. Parcourir avec Balzac les rues du Paris d’avant Haussman, avec Dickens les bas-quartiers de Londres, avec Zola les corons des charbonnages, avec Melville les mers du Sud… Lire, c’est “la vie, mode d’emploi”. Ouvrir le livre est peut-être le moment le plus intense de la lecture. Comme celui, dans la chambre noire, où l’image, encore indistincte, apparaît dans le révélateur. Tout est encore virtuel. Tous les textes sont possibles. Le livre est tout en mon pouvoir sans que j’aie disposé de lui.
Aussi, la première phrase du livre laisse souvent pressentir le bonheur espéré. “Call me Ishmaël”… “J’appartiens à l’une des plus vieilles familles d’Orsenna”… “Dans le vieux pays , ils racontaient, ils aimaient raconter, oui, là-bas, c’est cette histoire qu’ils racontaient…”
C’est une aventure individuelle. Que ce soit dans la solitude d’une chambre ou dans un lieu public, peu importe. Ce qui vous entoure disparaît. Lire est du domaine de l’intime. Lire est par essence a-social.
Aussi la lecture entretient-elle un rapport consubstantiel à la liberté. Non point seulement dans la nature du texte lu mais aussi, mais d’abord, dans l’acte même de lire. Ouvrir un livre, c’est dire : je m’en vais, je m’efface, je suis ailleurs, ne me dérangez pas, ne me parlez pas. Vous ne pouvez me suivre. Noli me tangere…
Les dictateurs ne s’y trompent pas. Point de livres dans les camps de concentration, dans les goulags, dans les prisons où s’entassent les victimes des tyrans et de leurs bourreaux. Point de livres ni d’intimité.

La bibliothèque de Freud, Maresfield Gardens, Londres

Pour l’amour de Freud

Elle a gravi l’escalier de pierre. Au palier, elle a pris la porte de droite. Elle est entrée dans la salle d’attente. Elle y a reconnu les photographies d’Havelock Ellis et de Hanns Sachs. C’est ce dernier qui l’adresse au Professeur. Il lui a parlé de sa famille, de sa façon de vivre.

La porte du cabinet s’ouvre. Freud ne parle pas. Elle entre sans le voir comme une automate. Son regard fait le tour de la pièce, se pose sur les vitrines, les étagères, détaille les objets. Elle n’était pas prévenue. Elle éprouve l’impression d’être dans un temple. Elle pense : “C’est le Vieil Homme de la mer et voilà les trésors qu’il a ramenés des profondeurs marines.”

Freud parle enfin. Il lui dit : “Vous êtes la première personne à regarder les objets plutôt que de me regarder, moi.”

Elle ne répond pas. Elle regarde une petite lionne au pelage d’or qui vient vers elle sur le tapis. Peut-être était-elle cachée derière le divan ? Freud l’avertit : “Ne la touchez pas, elle mord, elle n’est pas commode avec les étrangers.” Elle ignore l’avertissement. Elle s’accroupit sur le parquet. Yofi, la chow-chow, pose son museau dans sa main, blottit sa tête au creux de son épaule.

D’après H. D. (Hilda Doolittle), “Pour l’amour de Freud”, Des femmes / Antoinette Fouque, 2010.

Amphore à figures noires, Attique, 5ème siècle BC. Collection de Freud, Maresfield Gardens, Londres.

Jusqu’où va-t’on trop loin ?

« Nemo enim est tam senex qui se annum non putet posse vivere », Personne n’est si vieux qu’il ne pense pouvoir encore vivre une année… C’est ce qu’écrit Cicéron à Atticus dans son traité sur la vieillesse.

Jusqu’où va-t’on trop loin ?

Lün, le dernier chow-chow, ne s’approchait plus du maître qu’elle aimait. L’odeur dégagée par la putréfaction des tissus dévorés par le carcinome et la radiothérapie rebutait la chienne qui allait se blottir dans le coin le plus reculé de la pièce. Le lit fut dressé au rez-de-chaussée, dans la pièce où il avait reçu des analysants jusqu’en juillet. On  l’entoura d’une moustiquaire pour préserver Freud des insectes attirés par la gangrène. 

Il était temps de partir. 

Le 21 septembre, il demanda à son médecin, Max Schur, de mettre un terme à une torture qui n’avait plus de sens. Schur commença les injections de morphine. Freud s’éteignit dans la nuit du 22 au 23 septembre. Anna et Lux l’avaient veillé sans interruption pendant quarante heures.

Le dernier livre que lut Freud fut “La peau de Chagrin”.

L’Allemagne avait envahi la Pologne le 1er septembre.

Maresfield Gardens, Londres

Extrait de « Chemins croisés », tome III, travail en cours.