Et nous avons des nuits plus belles que vos jours.
Jean Racine à Monsieur Vitart, 1662
J’aime la nuit, les rues qui se vident, les passants rares qui se hâtent en longeant les murs, les terrasses des cafés qui ferment, le sommeil de la terre, le silence après le bruit et l’agitation du jour. Le monde enfin m’appartient.
Quand j’étais enfant, on désignait encore le crépuscule comme l’heure entre chien et loup. On m’avait expliqué que l’obscurité qui envahissait les campagnes et les villages ne permettait plus de reconnaître l’un de l’autre. Moi j’imaginais une autre explication. Je me figurais que les chiens épris de liberté redevenaient les loups qu’ils avaient été autrefois. Je ne savais pas que la louve, la lupa, qui avait allaité les futurs fondateurs de Rome n’était qu’une putain… Les loups se sont retirés de nos campagnes. Ils peuplent encore notre imaginaire. Ils ont été remplacés par d’autres prédateurs qui n’ont pas leur noblesse ni leur beauté.
Au commencement, il y a le Chaos, informe, sans couleur, sans voix, sans limite. C’est avant le verbe, avant l’écriture. C’est le ça. Puis, surgissant du Chaos, la Terre, Gaia, et Eros, l’Amour. Puis les Ténèbres et la Nuit.
De la Terre naissent le Ciel, les Titans, les Dieux, qu’on appelle aussi les Immortels, et de la Terre encore surgissent les animaux étranges, les bêtes horribles et les monstres qui peuplent notre inconscient. C’est l’origine du monde. C’est un sexe de femme. Mais la Nuit, seule, enfanta la Mort, le Sommeil, et les songes…
Tel est le récit d’Hésiode.
La langue dans laquelle Hésiode l’écrivit est morte. Les Immortels sont morts, eux aussi. Des empires se sont levés et ont disparu. On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve.
Mais la Nuit est toujours le domaine de l’étrange, de l’inhumain, des ténèbres, des fantômes, de l’épouvante. C’est le coeur de Macbeth. C’est le théâtre des contes fantastiques d’Edgard Poe et de Jean Ray. C’est le titre que donnent à leurs livres Elie Wiesel et Vercors pour relater leur expérience des camps nazis. Nacht und Nebel : les déportés disparus, les morts-vivants.
Mais la Nuit n’est pas grosse que d’angoisse et de cauchemars. Elle est aussi le temps du désir, de l’étreinte, de l’abandon. C’est le visage de Psyché scrutant à la lueur de sa lampe celui d’Eros endormi. C’est le temps du sommeil où sombrent les amants après l’amour, un sommeil si profond qu’il est bien le frère de la mort.
Elle est enfin le temps du retour sur soi-même. C’est la Madeleine de Georges de la Tour. Une chambre close, la flamme tremblante d’une chandelle, un crâne, quelques livres, un miroir, et les ténèbres qui font écho aux lamentations de Jérémie de Couperin ou de Charpentier. C’est l’heure de solitude quand l’insomnie réveille les souvenirs des jours lointains.
Ce sont les ruelles obscures de Rome, de Venise, de Séville.
Nos nuits du Sud.
Extrait de Ma nuit n’est pas la vôtre.

Merveilleuse photo du premier pas de la nuit … dans l’Urbs, quand les créations prennent tout l’espace et la lumière.
À quand la photo du deuxième pas?