Liège, souvenirs lointains

J’aime les villes que traverse un fleuve. Petit, je suivais du doigt leur cours sur la mappemonde et dans les atlas. Je me récitais leurs noms avant de m’endormir : le Nil, l’Euphrate, le Danube, l’Amazone, le Mississipi, dont une rue du quartier portait le nom. J’imaginais que les villes pouvaient larguer leurs amarres, dériver lentement au fil de l’eau jusqu’à la mer, parmi les cris des mouettes et des cormorans. L’un de mes premiers souvenirs de Liège : la Meuse, scintillant sous les lumières de Cockerill. Nous revenions d’Engis, en suivant la rive gauche : les banlieues rouges de Flémalle, Jemeppe, Tilleur. Le fleuve, opaque comme de l’encre, visqueux comme du goudron. Le feu et l’eau. Le rouge et le noir. Je craignais de m’y engloutir.

Mais avec la lumière du jour le fleuve reprenait sa couleur d’ardoise et son cours tranquille vers l’île Monsin et le canal Albert qui relie le bassin de Liège au port d’Anvers. Mon grand-père m’y emmenait pêcher ainsi que sur les affluents, l’Ourthe, l’Amblève, la Semois, dont il ramenait, à défaut de brochet, un tabac âcre et violent, qu’on ne fume plus guère aujourd’hui, mais dont la fumée, quand d’aventure je la croise, ramène aussitôt dans mon présent les peurs, les joies et les chagrins de l’enfance.

Oui, Liège, c’était la Meuse, ses ponts et ses quais. Le souvenir de canaux effacés, Pont d’Avroy, Pont d’Ile, Vinâve d’Ile… Le marché dominical de la Batte, entre le pont des Arches et la ruelle des aveugles. Le quai Staline, rebaptisé quai des Tanneurs après l’invasion de la Hongrie et le saccage du siège du parti communiste par une foule en colère. L’Institut de Chimie, quai Roosevelt, ou celui de Zoologie, quai Van Beneden, avec ses trois « delta » évocateurs des temples grecs et, pour les initiés, du Grand Orient de Belgique. Et puis encore, le quartier bien-nommé d’Outre-Meuse, la « cage aux lions », la rue Roture, les Instituts d’Anatomie et de Physiologie de la rue de Pitteurs et l’Hôpital de Bavière, qui devait son nom à un Prince-Évêque chassé par les révolutionnaires liégeois. Car Liège, c’est aussi l’irrévérence, l’insolence, le mépris de l’autorité, de Tchantchès aux quatre fils Aymon, des six cents Franchimontois à Charlier Jambe de bois, de Terwagne de Méricourt aux mineurs de Grâce-Berleur abattus par les gendarmes pendant l’affaire royale, ce qui précipita l’abdication de Léopold III, que les anciens Résistants appelaient le roi félon, le roi collabo.

Chaque mois retentissait la sirène qui avait averti les gens de l’imminence des “robots”, les fusées V1 et V2 lancées par les Allemands sur Liège et Anvers. Car la guerre, en ces années-là, était encore omni-présente, omni-pesante. Celle de 14, celle de mes grands-pères, le mort et le vivant. Celle de 40, celle de mon père, dont il n’était pas encore revenu, celle dont il ne reviendrait jamais, même s’il n’y était pas mort. Et celles qui crépitaient, le bruit et la fureur : la fondation d’Israël dont la naissance coïncidait avec la mienne, la Corée, l’Indochine, Suez, l’Algérie et à l’horizon, celle d’un « Américain bien tranquille », celle qui ébranlerait à jamais pour moi la notion de guerre juste : le Vietnam. La guerre, on n’en sortait pas et pourtant c’est à la guerre que jouaient les petits garçons de ce temps-là. Soldats de plomb ou de papier mâché, épées de bois, pistolets à amorces : « Touché ! T’es mort ! », mais on se relevait l’instant d’après. Nous ne savions pas le vrai visage de la guerre : tuer, mourir, crever. De la guerre, nous n’avions que des récits héroïques et je ne faisais guère de différence entre 14-18 et la guerre de Troie, entre la bataille des Ardennes et les campagnes de César ou de Bonaparte. On nous disait que la guerre était noble et glorieuse. « Le ruban rouge du courage ». Arcole, Austerlitz.
Allons zenfants…

La Meuse, sculpture de Bernar Venet, mars 2019

2 réflexions sur « Liège, souvenirs lointains »

  1. Once did we write her name upon the sand
    But came the wave and made our childhoood its prey
    With a second hand of young dreams we wrote the name of freedom upon the sand
    But came a second wave and washed us pain into happy love,
    Marvellous man said she …

  2. Merci de ce beau texte ! Je ne connais pas Liège, mais ai voyagé quelques instants, fui la grisaille hivernale et comme par une mise en abyme, largué à mon tour les amarres. Quelle poésie dans les noms des lieux et des rues ! Quelle douce nostalgie communicative à l’unisson de celles des Réda et Calet !
    Encore merci !

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