Pendant une dizaine d’années, je suis allé de camp en camp, de ghetto en ghetto, de cimetière en cimetière, et j’ai photographié jusqu’à l’écœurement barbelés, miradors, tables de dissection, crématoires, chambres à gaz. Les camps où les nazis ont torturé, fusillé, gazé des millions d’hommes, de femmes, d’enfants, parce qu’ils étaient Juifs, Tsiganes, soldats russes. Les camps où ils exterminé par le travail, par la faim, les coups, le typhus, les marches de la mort ceux qu’ils avaient réduits en esclavage : les Juifs qu’ils n’avaient pas fusillés au bord d’une fosse commune ni gazés au sortir des wagons, les résistants, les communistes, les sociaux-démocrates allemands et autrichiens, les témoins de Jehovah, l’intelligentsia polonaise, tous ceux qui refusaient leur idéologie haineuse et perverse. Parfois, il n’y a plus rien à voir, car les nazis ont effacé leurs crimes et détruit eux-mêmes leurs installations d’extermination, non qu’ils aient eu des remords, non, ces morts étaient encore trop présents , il fallait les expulser de l’Histoire et il ne reste qu’un bout de voie ferrée, un monticule de cendres et l’emplacement de fosses communes où la terre rejette encore aujourd’hui des fragments d’os et des boutons de vêtements.
Ce n’était pas un devoir de mémoire, c’était un travail de deuil. De camp en camp, je voulais éprouver physiquement le vide, l’absence, entendre les échos du silence, ce silence “bruyant du cri innombrable” et traduire mon deuil dans le mode d’expression qui est le mien.
Une sélection de ces photographies est à voir au War Heritage Institute, site du Musée Royal de l’Armée et d’Histoire militaire, Parc du Cinquantenaire, Bruxelles.
Le catalogue de l’exposition est en vente au Musée et dans diverses librairies dont Tropismes, Peinture fraîche, Galerie Hangar, Passa porta.

Photographie © Luc Mary-Rabine, Si je t’oublie, Luce Wilquin ed, 2002; Snapshots, WHI ed, 2020.
C’est aussi un véritable travail de culture au sens où l’entend Nathalie Zaltzman.
Merci de cet intéressant commentaire.
Nathalie Zaltzman, dans « L’esprit du mal », mais encore Freud, André Green, Sarah Kofman (« Paroles suffoquées ») ont nourri ma réflexion. Et puis tous les romans et récits des rescapés. Et Dostoïevski…
Mais il venait aussi un moment où dans le froid et le vide d’Auschwitz, je ne pensais plus. Comme si ce vide entrait en moi…
C’est là le point où prennent le relai la poésie, la peinture, la photographie, le cinéma.
… et enfin faire place à la vie. Ouvrir le « droit » au bonheur.