Le 9 décembre, la Belgique a rendu hommage aux victimes des génocides perpétrés au siècle dernier : Arméniens, Juifs, Tutsis, Khmers.
J’ai eu l’honneur de prendre la parole à la Chambre des Représentants. Une sélection des photographies que j’ai prises dans les camps nazis et confiées au War Heritage Institute y était exposée.
Voici le texte de mon intervention.
« Photographier, c’est ma façon de voir. C’est aussi ma façon d’entendre. Et c’est ma façon d’écrire. C’est saisir dans le temps et dans l’espace un fragment de réalité. Et c’est encore fixer en une fraction de seconde l’image qui permet de remonter dans le passé – et mes souvenirs deviennent ce que mes photos en font.
Il y a 30 ans, mon regard s’est tourné vers les traces laissées par le temps, la mémoire et l’Histoire. Des traces parfois banales, si banales que nous passons sans les voir, graffitis, affiches déchirées décolorées par le soleil et la pluie, à la limite de l’abstraction, figures étranges surgies pour quelques heures ou quelques jours sur les murs de nos rues, ou encore les innombrables plaques rappelant aux parisiens qu’ici vécut un artiste, un peintre, un écrivain, commémorant le sacrifice des FFI tombés pour la Libération de Paris en août 1944 ou évoquant le sort tragique des enfants juifs arrachés à leurs écoles, conduits à Drancy et déportés à Auschwitz.
J’ai dressé alors la cartographie d’un monde en voie de disparition : les anciens hôpitaux et les vestiges des charbonnages de Liège, ma ville natale. C’était aussi un retour dans mon propre passé. Les terrils, couverts de bouleaux et d’accacias, pour les petits liégeois nés au sortir de la guerre, c’était notre far west, le charbonnage de Sainte-Marguerite était encore en activité et quand il a fermé c’est tout le quartier qui est mort peu à peu, comme une blessure qui saigne et la vie s’en va, au goutte à goutte.
Au terme de ce travail d’archéologie minière, j’ai réalisé que je temporisais. D’autres ruines, d’autres traces m’attendaient. Celles des camps. Il n’était plus temps d’errer autour et alentour. Il me fallait affronter ce rendez-vous, voir les traces du mal par mes yeux, par mes objectifs, par mon Hasselblad, par mon Leica et non plus par ceux de Claude Lanzmann ou d’Erich Hartmann. Mes yeux, mon bilan, mon oeuvre, les dernières traces, celles qui restent là, aujourd’hui, des principaux camps de concentration et d’extermination nazis.
Et pendant quelques années, je suis allé de camp en camp, de ghetto en ghetto, de cimetière en cimetière, et j’ai photographié jusqu’à l’écœurement barbelés, miradors, tables de dissection, crématoires, chambres à gaz. Les camps où les nazis ont torturé, fusillé, gazé des millions d’hommes, de femmes, d’enfants, parce qu’ils étaient Juifs ou Tsiganes. Les camps où ils exterminé par le travail, par la faim, les coups, le typhus, les marches de la mort ceux qu’ils avaient réduits en esclavage : les Juifs qu’ils n’avaient pas fusillés au bord d’une fosse commune ni gazés au sortir des wagons, les soldats russes prisonniers, les résistants, les communistes, les sociaux-démocrates allemands et autrichiens, les témoins de Jehovah, l’intelligentsia polonaise, tous ceux qui refusaient leur idéologie haineuse et perverse.
Mais parfois, il n’y a plus rien à voir, car les nazis ont effacé leurs crimes et détruit eux-mêmes leurs installations d’extermination, non qu’ils aient eu des remords, non, ces morts étaient encore trop présents , il fallait les expulser de l’Histoire et il ne reste qu’un bout de voie ferrée, un monticule de cendres et l’emplacement de fosses communes où la terre rejette encore aujourd’hui des fragments d’os et des boutons de vêtements.
Quand j’étais enfant, quand je rechignais à manger ma tartine, à finir mon potage, mon père ne me disait pas “mange, tu dois grandir”, mais “à Dachau, tu aurais pleuré pour cette soupe, pour ce pain”. J’avais 5 ou 6 ans quand j’ai découvert dans sa bibliothèque les photographies de Lee Miller, de George Rodger, d’Eric Schwab prises au printemps 45, au cours de la progression des Alliés en Allemagne : les charniers de Dachau, de Buchenwald, d’Ohrdruf, de Tekla, de Vobelin, les fosses communes de Bergen-Belsen, les cadavres à la nudité pitoyable mais aussi les morts-vivants au regard hébété, ceux qu’on surnommait les “musulmans”. Aujourd’hui encore, il me suffit de fermer les yeux, de convoquer ces images terribles pour les voir aussi présentes en moi que vous l’êtes ici dans cette salle. L’horreur ne m’a jamais quitté.
Bien des fois, on m’a demandé “pourquoi ces photos ?”, “pourquoi vous ?”. Demande-t’on à un écrivain pourquoi il écrit, à un peintre pourquoi il peint ? La question est vaine. Je puis cependant vous confier, au risque de vous surprendre, que ce n’était pas un devoir de mémoire. Ce qui s’est passé, s’est passé. Je ne puis rien y changer. Les morts sont morts. Ils n’ont nul besoin de nous. Ils sont retournés au néant qui m’engloutira bientôt à mon tour. Ce n’était pas un devoir de mémoire, c’était un travail de deuil, au sens où Freud l’entendait. De camp en camp, de ghetto en ghetto, je voulais éprouver physiquement l’absence, entendre les échos du silence, ce silence “bruyant du cri innombrable” et traduire mon deuil dans le mode d’expression qui est le mien.
Pourquoi moi ? Parce que ce fut un crime contre l’humanité et comme tel, un crime contre ce qu’il y a d’humain en moi, un crime contre chacun de nous. Et la seule croyance qui s’impose à moi dans le silence des camps, moi qui ne crois ni en dieu(x) ni en une survie posthume, mon seul credo, c’est la leçon que Platon attribue à Socrate dans le Protagoras : mieux vaut l’injustice subie que l’injustice commise.
Je ne dissocie pas la photographie de l’écriture. Tantôt la photo sert d’étincelle et suscite le texte. Tantôt au contraire c’est le récit, le journal ou la nouvelle qui appelle une photographie. Dans le meilleur des cas, texte et photographie collaborent plutôt que de s’illustrer, gardant chacun leur indépendance, dans un dialogue qui peut être une controverse.
Mais ces photographies il ne suffit pas de les regarder, il faut aussi les écouter, entendre les questions qu’elles nous posent, entendre ce qu’elles nous disent de ce monde qui est le nôtre, ce qu’elle nous disent de nous-mêmes, et, enfin, ce qu’elles disent du photographe.