Tu quoque, fili mi

Le 15 mars – les Ides de mars -, je relis toujours Suétone, Plutarque, Montaigne et Shakespeare.

“Nam et quondam, cum apud Xenophontem legisset Cyrum ultima ualitudine mandasse quaedam de funere suo, aspernatus tam lentum mortis genus subitam sibi celeremque optauerat; et pridie quam occideretur, in sermone nato super cenam apud Marcum Lepidum, quisnam esset finis uitae commodissimus, repentinum inopinatumque praetulerat.”

Il avait lu chez Xénophon que Cyrus, dans sa dernière maladie, avait donné les instructions de ses funérailles. Plein de mépris pour une mort si lente, il avait souhaité que la sienne soit subite et rapide. La veille de son assassinat, dînant chez Lépide, la conversation avait évoqué la façon la plus agréable de finir sa vie. Il la préférait soudaine et inattendue.

Brutus : “Préférez-vous César vivant, et mourir esclaves, ou César mort, et tous vivre libres ? César m’aimait, je le pleure. Il connut le succès, je m’en réjouis. Il fut vaillant, je l’honore. Mais il fut ambitieux et je l’ai tué. Pour son amitié, des larmes. Pour sa fortune, un souvenir joyeux. Pour sa valeur, du respect. Et pour son ambition, la mort. Qui parmi vous est assez vil pour accepter d’être esclave ?  » (Shakespeare, Jules César, Acte III, scène 2).

Le « Tu quoque, fili mi » servait à illustrer le vocatif de filius et de meus. César, d’après Suétone, s’exprima en grec : « Toi aussi, tu es de ceux-là, toi, mon fils ». Brutus passait pour son fils naturel. Selon Plutarque, c’est quand il vit Brutus parmi ses assassins qu’il cessa de résister et se voila le visage de sa toge. Il tomba dans la curie de Pompée, au pied de la statue de son ancien rival.

Dans l’interprétation de son rêve « Non vixit », Freud cite et commente le passage de Shakespeare. Il avait interprété à 14 ans le rôle de Brutus dans un poème de Schiller. Il y revient encore dans l’histoire de « l’homme aux rats ». L’assassinat de César, un passage à l’acte oedipien ?

Forum de César, Rome

Livres Blurb France

Livres Blurb France
— À lire sur www.blurb.fr/books/12301605-chemins-crois-s-iv

Ces quatre livres sont consacrés aux voyages de Freud en Italie et à la fascination qu’exerça l’Antiquité sur le fondateur de la psychanalyse. Les photographies sont issues de mes propres errances italiennes, de mon amour pour ce pays, pour la civilisation gréco-romaine, pour ses écrivains et philosophes.

Une mort très douce

J’ai rêvé la nuit dernière d’Élendil. Sa robe était d’un gris très pâle, presque blanche. Il était âgé et retombait du galop dans un petit trot. Nous traversions une lande. Une route était encombrée de voitures immobilisées, que nous dépassions. Nous entrions dans une petite ville. Les rues étaient encore pavées à l’ancienne. Il n’y avait pas une âme.
Élendil, Shams, Mirimir, Mackenzie, Ira, les animaux qui m’ont aimé et que j’ai aimés bien plus que les humains. Ils peuplent encore mes rêves.
Ira est mort dans mes bras. Depuis plusieurs semaines, il mangeait à peine, il maigrissait. Le diagnostic ne faisait aucun doute. La vétérinaire lui a fait une injection de kétamine puis de penthotal. Ce fut très simple : une mort très douce… J’aimerais qu’il en soit de même pour moi le moment voulu. Le moment que je choisirai.
Freud disait que les chiens aiment sans ambivalence. Mais la réciproque est vraie. Je les ai aimés, moi aussi, sans ambivalence et leur mort m’a donné une douleur violente que le temps a engourdie mais n’a jamais apaisée.

θάνατος δέ μοι ἐξ ἁλὸς αὐτῷ
ἀβληχρὸς μάλα τοῖος ἐλεύσεται, ὅς κέ με πέφνῃ
γήραι ὕπο λιπαρῷ ἀρημένον· ἀμφὶ δὲ λαοὶ
ὄλβιοι ἔσσονται· τὰ δέ μοι φάτο πάντα τελεῖσθαι.


Une mort très douce me viendra (loin) de la mer
et m’emportera accablé d’une vieillesse opulente
entouré de peuples heureux
tel est l’avenir qu’il m’a prédit
Homère, Odyssée, 23, 280-4.

Une mort très douce…

C’est la prédiction du devin Tirésias dont Ulysse fait part à Pénélope avant l’amour. Mais pour que la prophétie s’accomplisse, il lui faudra reprendre sa vie d’errance, de ville en ville, jusqu’au jour où il rencontrera l’Étranger qui prend une rame, l’aile du navire, pour une pelle à grain. Alors s’apaiserait le courroux du dieu de la mer.
Ulysse revient, Ulysse repart. Calypso, Circé, Nausicaa, Pénélope, aucune femme ne l’a retenu. Sa quête n’a de fin que dans la mort. Aucune possession ne la satisfait. C’est l’objet a de Lacan.
La mort le prendra de la mer ou à distance de la mer. Le vers d’Homère permet cette double interprétation et j’aime cette ambiguïté, ce flou qui est celui qui nous attend tous et qui porte autant sur l’heure que sur la manière.

Une mort très douce…

C’est aussi le titre du récit de Simone de Beauvoir sur la fin de sa mère. J’ai beaucoup aimé ce livre lorsque je le lus à sa parution en 1964. J’avais 16 ans et je dus affronter le mécontentement de mes parents auxquels le couple Sartre-Beauvoir inspirait une vive répugnance. Leur autorité n’avait d’ailleurs de satisfaction que dans la censure de mes lectures.


Françoise de Beauvoir souffre d’un cancer du côlon. Le livre relate sa déchéance physique, sa souffrance, le déni, la volonté de vivre envers et contre tout, et, en miroir, l’effroi de l’écrivain et, en fin de compte, le nombrilisme de “la Prof”.
J’aimais alors la conclusion de Beauvoir : “On ne meurt pas d’être né, ni d’avoir vécu, ni de vieillesse. On meurt de quelque chose. (…) Il n’y a pas de mort naturelle : rien de ce qui arrive à l’homme n’est jamais naturel puisque sa présence met le monde en question. Tous les hommes sont mortels : mais pour chaque homme sa mort est un accident et, même s’il la connaît et y consent, une violence indue.”


Mais c’est faux, bien entendu, archi-faux. La mort est naturelle. Et plus encore : souhaitable. Elle est le seul remède à la vieillesse.
Hommes et bêtes partagent un sort commun. Le nier n’est que la survivance de l’anthropocentrisme. J’ai longtemps cru que Dieu en était le dernier avatar, que Darwin et Freud lui avaient avaient tordu le cou. Mais non, l’anthropocentrisme se suffit à lui-même, quitte à se noyer en admirant son reflet dans le cours des ans.

Mulberry B, Gold Beach