Une mort très douce

J’ai rêvé la nuit dernière d’Élendil. Sa robe était d’un gris très pâle, presque blanche. Il était âgé et retombait du galop dans un petit trot. Nous traversions une lande. Une route était encombrée de voitures immobilisées, que nous dépassions. Nous entrions dans une petite ville. Les rues étaient encore pavées à l’ancienne. Il n’y avait pas une âme.
Élendil, Shams, Mirimir, Mackenzie, Ira, les animaux qui m’ont aimé et que j’ai aimés bien plus que les humains. Ils peuplent encore mes rêves.
Ira est mort dans mes bras. Depuis plusieurs semaines, il mangeait à peine, il maigrissait. Le diagnostic ne faisait aucun doute. La vétérinaire lui a fait une injection de kétamine puis de penthotal. Ce fut très simple : une mort très douce… J’aimerais qu’il en soit de même pour moi le moment voulu. Le moment que je choisirai.
Freud disait que les chiens aiment sans ambivalence. Mais la réciproque est vraie. Je les ai aimés, moi aussi, sans ambivalence et leur mort m’a donné une douleur violente que le temps a engourdie mais n’a jamais apaisée.

θάνατος δέ μοι ἐξ ἁλὸς αὐτῷ
ἀβληχρὸς μάλα τοῖος ἐλεύσεται, ὅς κέ με πέφνῃ
γήραι ὕπο λιπαρῷ ἀρημένον· ἀμφὶ δὲ λαοὶ
ὄλβιοι ἔσσονται· τὰ δέ μοι φάτο πάντα τελεῖσθαι.


Une mort très douce me viendra (loin) de la mer
et m’emportera accablé d’une vieillesse opulente
entouré de peuples heureux
tel est l’avenir qu’il m’a prédit
Homère, Odyssée, 23, 280-4.

Une mort très douce…

C’est la prédiction du devin Tirésias dont Ulysse fait part à Pénélope avant l’amour. Mais pour que la prophétie s’accomplisse, il lui faudra reprendre sa vie d’errance, de ville en ville, jusqu’au jour où il rencontrera l’Étranger qui prend une rame, l’aile du navire, pour une pelle à grain. Alors s’apaiserait le courroux du dieu de la mer.
Ulysse revient, Ulysse repart. Calypso, Circé, Nausicaa, Pénélope, aucune femme ne l’a retenu. Sa quête n’a de fin que dans la mort. Aucune possession ne la satisfait. C’est l’objet a de Lacan.
La mort le prendra de la mer ou à distance de la mer. Le vers d’Homère permet cette double interprétation et j’aime cette ambiguïté, ce flou qui est celui qui nous attend tous et qui porte autant sur l’heure que sur la manière.

Une mort très douce…

C’est aussi le titre du récit de Simone de Beauvoir sur la fin de sa mère. J’ai beaucoup aimé ce livre lorsque je le lus à sa parution en 1964. J’avais 16 ans et je dus affronter le mécontentement de mes parents auxquels le couple Sartre-Beauvoir inspirait une vive répugnance. Leur autorité n’avait d’ailleurs de satisfaction que dans la censure de mes lectures.


Françoise de Beauvoir souffre d’un cancer du côlon. Le livre relate sa déchéance physique, sa souffrance, le déni, la volonté de vivre envers et contre tout, et, en miroir, l’effroi de l’écrivain et, en fin de compte, le nombrilisme de “la Prof”.
J’aimais alors la conclusion de Beauvoir : “On ne meurt pas d’être né, ni d’avoir vécu, ni de vieillesse. On meurt de quelque chose. (…) Il n’y a pas de mort naturelle : rien de ce qui arrive à l’homme n’est jamais naturel puisque sa présence met le monde en question. Tous les hommes sont mortels : mais pour chaque homme sa mort est un accident et, même s’il la connaît et y consent, une violence indue.”


Mais c’est faux, bien entendu, archi-faux. La mort est naturelle. Et plus encore : souhaitable. Elle est le seul remède à la vieillesse.
Hommes et bêtes partagent un sort commun. Le nier n’est que la survivance de l’anthropocentrisme. J’ai longtemps cru que Dieu en était le dernier avatar, que Darwin et Freud lui avaient avaient tordu le cou. Mais non, l’anthropocentrisme se suffit à lui-même, quitte à se noyer en admirant son reflet dans le cours des ans.

Mulberry B, Gold Beach