Électre

J’étais Électre, princesse de Mycènes. La fille d’Agamemnon, le roi des rois, le fléau de Troie. Nous descendons d’Atrée, qui descend de Tantale. Ces noms ne vous disent rien ? C’est aussi bien. Ils ne méritent pas d’être sauvés de l’oubli. Mais à vingt ans, j’étais fière de ces demi-dieux et de leurs traits monstrueux.
J’ai grandi dans cette terre aride, brûlée de soleil, aveuglée de lumière. J’étais à son image, sauvage, violente, intraitable. Tout le contraire de mes soeurs ou d’Hermione, notre cousine, qui vivait avec nous depuis que sa mère, Hélène, avait tout plaqué pour suivre à Troie son amant. Le palais était accroché au rocher, surplombant une vaste plaine. Ses murs avaient été élevés, disait-on, par les fils de l’Ébranleur du sol. J’aimais les énormes blocs de pierre, le contact rugueux de la roche, y appuyer le front, y sécher mes larmes. J’aimais les lionnes qui gardent la porte. Rien n’est humain à Mycènes. Tout y respire le drame.

Mon oncle Ménélas a trouvé son palais vide. Il s’est muré dans le silence et la honte. Il pleure sur les femmes infidèles. Sur sa mère, sur son épouse. Son frère Agamemnon parcourt la Grèce. Il lève des armées. Il débusque Achille, il démasque Ulysse. Mon enfance ne bruit que d’un mot d’ordre : vengeance.

Ces jours sont loin de moi. J’y reviens sans cesse. Je cherche à leur donner un sens, à leur trouver une cohérence. Des détails insignifiants reviennent parfois m’obséder pour une heure, pour une journée, pour une nuit. Je revois des visages et je ne mets pas toujours de nom sur leurs traits. Des pans entiers de mon passé sont tombés dans l’oubli, sans plus de consistance que les bribes d’un rêve, mais Mycènes reste intacte, citadelle imprenable dans les ruines de ma vie.

Extrait de « Électre », roman, © Luc Mary-Rabine, https://www.blurb.fr/b/6551425-electre

Un soir…

Un soir, 22 h 30, à la sortie du métro. Un homme est assis sur le trottoir, il gémit, son petit Yorkshire aboie et s’agite, il a lâché un iPhone. Puis il bascule sur le côté, en position foetale, il ne répond pas à mes questions. Je fais le 18. Message d’accueil : « Votre numéro est enregistré. Un appel infondé sera poursuivi ». Puis un interlocuteur me demande ce que je veux. Je me présente. Je suis médecin. J’explique. Un homme est étendu au sol, ne répond pas, est en détresse, une intervention est justifiée. Je donne le lieu : l’angle de la rue de Sèvres et du Boulevard Raspail, à la sortie du métro. Réponse : « sur Paris ? » Comme s’il y avait d’autres rues de Sèvres croisant le Boulevard Raspail qu’à Paris. Puis : « C’est un SDF ? » Je pense : « Cela ferait une différence ? » Je reprends, j’essaie de rester calme et posé, de me limiter à la description du cas… Bon, on m’envoie un véhicule. Assez vite. Trois pompiers en sortent. Pas de médecin. Je me représente. On ne m’écoute pas. Le petit Yorkshire aboie quand ils s’approchent de son maître. Ils ont l’air excédé. Un grand jeune homme se charge à temps de la petite bête. L’inconnu est placé sur un brancard, je demande : « J’aimerais prendre de ses nouvelles. Dans quel hôpital l’emmenez-vous ? ». Réponse : « Je ne sais pas ». « Puis-je vous laisser mon nom, mon numéro de téléphone ? ». « Ce n’est pas la peine, on ne vous appellera pas ». « Et le chien ? ». « Attachez-le au poteau, on enverra la police ». Ils partent. Ils ont fait leur job. Rien à dire : rapides, efficaces. Nous restons là, le grand jeune homme et moi, navrés, avec un petit chien qui s’est tu et qui, peut-être, ne reverra jamais son maître.

Rue de Sèvres, un soir © Luc Mary-Rabine

Folie douce

Il y avait à Liège, dans le quartier de Sainte-Marguerite, une pauvre femme qu’on appelait « la folle ». Un jour, elle s’était mise à vociférer de sa fenêtre, menaçant de se jeter dans le vide. Un attroupement s’était formé, des policiers étaient intervenus pour l’interner. On parlait alors de folie furieuse ou, au contraire, de folie douce. Le signe le plus sûr de celle-ci, sa signature en sorte, c’était de parler tout seul, en rue, à très haute voix. De nos jours, rien de plus banal que de croiser des gens qui parlent tout seuls, un écouteur à l’oreille, l’iPhone en poche. Une métaphore de notre Société, atteinte de folie douce, quand ce n’est pas de folie furieuse…

Il est d’autres signes de folie que l’épidémie due au coronavirus a mis en évidence : le complotisme, le refus de la vaccination, le recours à des traitements dont l’efficacité est nulle et l’inobservance des précautions élémentaires. Mais l’incompétence et le mépris des conséquences économiques, sociales et médicales des confinements successifs ne sont pas moins fous…

Foule compacte attendant d’être admise à la Chapelle de la médaille miraculeuse, rue du Bac, Paris, 2020