Traces

Une exposition des photographies que j’ai prises dans les bâtiments et dans les ruines des camps nazis est organisée par la collaboration du War Heritage Institute de Bruxelles et du Centre d’Action Laïque de Namur.

Voici le texte qui résume ma démarche et qui y sera lu à ma demande.

« La trace est au coeur de mon oeuvre de photographe. Traces des camps, objet de cette exposition, mais aussi traces des anciens charbonnages de ma ville natale, traces des deux guerres mondiales, ou encore les ruines de l’Antiquité où mes chemins ont croisé ceux de Freud, car il arrive qu’un chercheur de traces croise celles d’un autre chercheur de traces… Pendant une dizaine d’années, je suis allé de camp en camp, de ghetto en ghetto, de cimetière en cimetière, photographiant miradors, barbelés, tables de dissection, crématoires, chambres à gaz, et quand il ne reste rien, les voies ferrées et l’emplacement de fosses communes où la terre rejette encore aujourd’hui des fragments d’os.

D’exposition en exposition, mes photographies ont été présentées comme un travail de mémoire. L’œuvre échappe à son créateur car ce n’était pas mon intention. Les camps ont été ma scène primitive et je n’avais nul travail à accomplir. Dès l’enfance j’avais découvert les images prises par les Allemands à Auschwitz et à Varsovie et par les Alliés, au printemps 45, à Bergen-Belsen, Dachau, Buchenwald, Ohdruf, Tekla, Vobelin. Il me suffit de fermer les yeux, de convoquer les photographies de Lee Miller, de George Rodger, d’Éric Schwab, pour voir, présentes en moi, les images des malheureux sur la rampe de Birkenau et celles des charniers, des fosses communes, des cadavres à la nudité obscène et pitoyable, des morts-vivants qu’on appelait alors les musulmans. Ce n’était pas un travail de mémoire, c’était un travail de deuil. Je voulais éprouver physiquement le vide, entendre les échos du silence, ce silence « bruyant du cri innombrable », et traduire mon deuil dans le mode d’expression qui est le mien.

Le mot vestige vient du latin vestigium. Vestigium c’est l’empreinte des pas, la trace du pied ou du fer d’un cheval. C’est aussi la piste du gibier que traque le chasseur. Ma piste, celle que depuis 50 ans, j’interroge avec pour arme un Leica, un Nikon, un Hasselblad, c’est le rapport qu’entretiennent traces et absence. C’est sur cette ligne fragile que je m’avance, jusqu’au jour où mes photographies seront à leur tour les traces de mon absence.”

Memory of the ghetto, Vilna